« La ménopause, une névrose de transition » par Maria Torok (1996)
Maria Torok (1925- 1998) est une psychanalyste française d’origine hongroise. Elle suit une formation de psychologue à la Sorbonne au début des années 1950 ; elle y rencontre Nicolas Abraham (1919-1975), psychanalyste et philosophe dont elle devient la compagne. Durant les années 70, ce couple va incarner le renouveau théorique de la pensée freudienne au sein de la Société psychanalytique de Paris (SPP). Le travail de Maria Torok est intimement lié à celui de Nicolas Abraham. Ensemble, ils ont publié en 1978, « L’écorce et le noyau (1) », qui constitue leur œuvre princeps. Aujourd’hui encore, Il reste un livre de référence dans la littérature psychanalytique. Les deux auteurs y élaborent entre autres les concepts d’introjection, de secret de famille transgénérationnel, de deuil impossible, d’enterrement d’un vécu inavouable et d’incorporation secrète d’un autre.
L’œuvre commune a été interrompue en 1975 par la mort de Nicolas Abraham. Cependant, Maria Torok a continué à publier quelques textes. Dans cet article (2), dont nous reproduisons la quasi intégralité, Maria Torok aborde la notion de « névrose de transition » qui s’inscrit dans son élaboration des processus psychiques liés au deuil. Selon elle, ce temps de la ménopause, que toute femme traverse dans sa vie, est un état transitionnel, un changement de statut et peut provoquer autant de troubles physiologiques que psychologiques. La ménopause s’avère être une véritable remise en question identitaire, douloureuse et tumultueuse dans la vie d’une femme. Au moment de la ménopause, elle est confrontée à une double perte phallique : elle ne pourra plus enfanter et perd en partie sa beauté, attirant moins le regard des hommes.
Comment accepter de vieillir sans se sentir « vieille » ? Comment accepter cette castration qui fait flamber des symptômes comme l’anxiété, l’angoisse du temps qui passe, un brouillard cognitif, une sécheresse vaginale, une prise de poids, un manque de libido, des bouffées de chaleur…Aucune femme n’est préparée à une telle perte de valeur, à un tel « deuil de soi ». Ainsi, à chaque étape clé de sa vie, une femme est confrontée à une nouvelle temporalité où elle va devoir rectifier, renouveler, corriger, inventer en quelque sorte une nouvelle façon d’être femme, pour qui lui soit donnée de vouloir vivre encore.
Valentine Hervé
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1 Abraham et Torok, L’écorce et le noyau, Ed Flammarion, Paris, 1987.
2 Maria Torok, Une vie avec la psychanalyse. Inédits et introuvables présentés par Nicholas Sand, Ed Aubier, Paris, 2002. P.149.
« Quelle femme ménopausée se sent- elle autorisée de se plaindre en toute franchise ou de s’apitoyer devant un tiers sur ses pertes ou sa déchéance affectives et sexuelles ? Elle ne pourra pas vraiment pleurer sur elle-même dans nos sociétés actuelles, tout comme elle n’aura pas pu annoncer fièrement l’arrivée de ses premières règles ou de son premier orgasme.
La névrose de transition sera particulièrement aiguë lorsqu’il y a dysharmonie de l’évolution physiologique en rapport avec des questions de vie et de mort. C’est le cas de la ménopause. L’arrêt des règles et l’ostéoporose sont pour ainsi dire les symboles d’un trauma de mort partielle que vit la femme dans sa chair. De nos jours, l’ostéoporose frappe des femmes à un âge relativement jeune. Elle est encore vigoureuse, pleine de vitalité, mais il y a en elle un appel vers la destruction de l’organisme. Un élément de mort inéluctable s’est inscrit en elle à travers son corps. C’est comme si en nous l’espèce se préparait à l’anéantissement (à tel âge correspond telle dégradation physiologique), alors même que l’individu continue de vivre, plus même, veut réaffirmer son droit inaliénable à la vie et au bonheur.
La mort qui entre ainsi dans la vie de la femme par la petite porte de l’organisme (ossature friable, peau ridée, impossibilité d’avoir des enfants, coït douloureux en raison du déficit hormonal sur les parois du vagin) mène à des crises, à des maladies du couple. Telle femme ménopausée commence à tromper son mari systématiquement. Elle n’en éprouve pas vraiment le désir et guère de satisfaction, mais elle y est comme poussée sans qu’elle se rende compte du sens de sa conduite. De fait, elle veut démontrer à son mari qu’elle n’est pas encore morte sexuellement, et surtout elle veut se convaincre de la continuité de la vie qui pourtant vient d’être rompue. Ce genre de dialogue occulte avec la nouvelle donne physiologique et affective prend des formes variées ; il peut aussi briser la vie du couple. La calvitie soudaine d’hommes au moment de la ménopause de leurs femmes serait-elle le signe de la mort imaginaire de celles-ci ? Par ailleurs, le mari qui prend une jeune maîtresse veut- il se persuader que le souffle de la mort ne le touche pas encore ? L’affirmation vitale de l’homme vaut-elle uniquement comme un rejet de la ménopause ? Ou bien est-ce parfois une communication inconsciente à l’intention de l’épouse – pour lui signifier ce qui tout d’un coup ne va pas dans le couple ? En effet, on connaît des cas où, à la suite d’une ou plusieurs liaisons hors mariage du mari, le couple retrouve l’amour et une seconde jeunesse.
Les femmes vivent leur propre évolution physiologique lors de la ménopause comme un deuil de soi. Le deuil est la réponse de la femme à son état biologique : le triomphe anticipé de la mort sur la vie. De ce « triomphe » désolant, l’ostéoporose est un exemple. L’ossature, jusque-là la partie la plus solide, le noyau dur qui nous tient, lâche petit à petit. Les processus équilibrés de résorption et de reconstitution s’altèrent ; la trame osseuse se raréfie, elle s’élimine progressivement. Cette déperdition de la matière osseuse – l’écroulement de la garantie de solidité – est vécue par la femme comme un scandale et comme un dépérissement quasi irrémédiable.
Les misogynes ont alors beau jeu. A partir de la cinquantaine la femme est bonne à rien, c’est une ruine en marche, une épave ; on a raison de la payer moins. Bien des femmes intègrent ce surmoi masculin ou social et préfèrent s’effacer, se déconnecter du cours de la vie. C’est que, pour la femme, ce moment de deuil de soi rappelle toutes les pertes passées, il met en scène de façon déstabilisante tous les deuils non sus, non faits ou non vécus comme tels.
Il existe depuis longtemps déjà, et de manière quasi systématique aux États-Unis, des moyens de lutter contre les ravages de la ménopause. Le traitement hormonal, la chirurgie esthétique et surtout la dissémination en masse d’une information physiologique et psychologique précise constituent autant de mesures antidépressives ; celles-ci atténuent le deuil de soi, du moins en diffèrent l’échéance. Les groupe de soutien, courants aux États-Unis, tentent de faire un pas de plus : ils socialisent les modifications biologiques et psychiques que, par le passé, la femme vivait trop souvent comme une honte personnelle. La socialité autour d’un problème commun aussi général que la ménopause est éminemment bénéfique. Toutefois, elle peut pousser également à la manie, à la négation collective d’une douleur dont on parle constamment, mais selon un discours convenu pour mieux éluder la souffrance réelle, pour mieux éviter de la ressentir. J’ajouterais néanmoins qu’une socialisation même forcée et convenue est de loin préférable au silence de la honte, au rejet de soi, au sentiment de désorientation dans l’esseulement.
L’allègement de la ménopause constitue actuellement une sorte de névrose de transition pour la société. Ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Le problème se pose parce que la femme qui n’aura plus d’enfant se réaffirme dans sa soif de vivre. Ce n’est pas la femme mère, c’est la femme libérée de ses « devoirs » biologiques et familiaux qui s’impose comme un être autonome et viable. La société est en retard sur cette nouvelle femme qui, la cinquantaine passée, peut librement et joyeusement se dire que la vie revit, puisque chaque jour apporte un triomphe sur la menace de lente destruction qui la guette.
L’homme a toujours eu le droit de refaire sa vie à la cinquantaine, voire à la soixantaine, et bien au-delà. La femme ménopausée qui s’affirme sans honte dans sa vitalité naturelle s’expose souvent aux moqueries, à la hargne de l’entourage. Telle femme qui, à soixante-cinq ans, est encore pimpante, jeune d’esprit, et qui manifeste tout spontanément sa joie de vivre lors d’un cocktail, sera dite « excitée ». Il ne faut pas penser que les hommes seraient les seuls à avoir ce genre d’attitude, loin de là. Une femme plus jeune endossera le rôle factice de mère charitable pour la « pauvre petite vieille ». Une femme de soixante ans s’apprête à épouser un homme qui n’en a que quarante-cinq. Des « copines », des cousines, des préposées la mettront en garde : « La vieillesse a ses périls, ne te laisse pas prendre par ce petit malfrat qui ne fera que te pousser dans la tombe ! S’il y a pépin, s’il te vole, au moins tu ne pourras pas dire qu’on ne t’aura pas prévenue. » Le désir et l’accomplissement d’une vie renouvelée ne seront pas accueillis ; ils seront sujets à des désapprobations envieuses. Par conséquent, la ménopause de la femme, jusque-là un problème au niveau individuel, est devenue aujourd’hui un problème d’introjection collective et un difficile enjeu de société. »