Le sommeil, un moment intime
Le sommeil occupe, dit-on, un tiers de notre existence. Pourtant, notre époque semble s’être détournée de ce bienfait réparateur. Un adulte sur trois se plaint aujourd’hui d’un manque de sommeil ; l’insomnie, devenue symptôme collectif, accompagne la hausse vertigineuse de la consommation de somnifères. Jamais on n’a autant parler du sommeil – et jamais on n’a si peu dormi. Chaque jour, journaux, réseaux sociaux et émissions télévisées prodiguent leurs conseils : sur sa durée idéale, la qualité du repos, les effets de la fatigue sur notre santé physique et mentale. Mais malgré cette profusion de discours, le temps du sommeil s’amenuise, chez les jeunes comme chez les moins jeunes. L’omniprésence des écrans, l’accélération du temps et le culte de la performance n’y sont sans doute pas étrangers. Empêché de toutes parts, le sommeil est devenu objet de désir, un refuge perdu qu’on tente de retrouver par tous les moyens.
L’exposition « L’empire du sommeil », présentée au musée Monet, nous invite à redécouvrir ce moment intime, fragile et mystérieux, tel qu’il fut saisi par les artistes. Le sommeil y dépasse le simple thème pictural : il devient miroir de l’âme, métaphore du passage entre conscience inconscience, entre veille et rêve, entre vie et mort.
Le rêve, une suspension du temps
Depuis l’antiquité, le rêve nourrit sans relâche l’imaginaire des artistes. Fascinés par l’énigme de l’abandon, peintres et écrivains ont multiplié les variations autour du modèle endormi, figure allégorique du détachement, de la vulnérabilité et du désir.
Le sommeil des innocents- nouveau-nés, enfants, animaux familiers – incarne peut-être le mieux cet abandon au bonheur de l’inconscience. Mais il révèle aussi sa face obscure : celle du sommeil éternel. Nombre de portraits de défunts, allongés sur leur lit, rappellent cette proximité troublante entre le repos et la mort.
Trois peintures ont retenu notre attention : chacune, à sa manière, tente de saisir ce moment suspendu où le sommeil devient énigme. L’une transfigure une scène du quotidien, l’autre s’impose comme un ultime adieu, la dernière s’abandonne à une errance spectrale entre veille et angoisse.
Trois versions du sommeil
Fernand Pelez : la misère de la rue
Dans « Le Marchand de violettes » (1885), Fernand Pelez, peintre
naturaliste, ne peint pas le sommeil apaisé des riches demeures, mais celui d’un enfant des rues endormi contre un mur, épuisé par la misère. À ses pieds, les violettes fanent dans leur panier, comme si la vie elle-même s’éteignait dans la nuit de la pauvreté. Ce sommeil n’a rien d’idyllique : il dit la chute, l’abandon, la vulnérabilité du corps exposé. Là où l’enfant dort, l’inconscient social s’exprime. Le sommeil devient le lieu d’une vérité refoulée : celle de la faim, du manque, du silence collectif. Chez Pelez, le dormeur n’est pas seulement un corps endormi : il incarne la part refoulée du monde. Le sommeil, ici, dévoile l’injustice que le jour préfère ignorer.
Claude Monet : le voile du dernier sommeil
À l’opposé, Claude Monet aborde le drame intime du dernier sommeil. Dans « Camille sur son lit de mort » (1879), il représente sa femme disparue, sous une masse de voiles, ceux de sa robe de mariée. La mort y prend les traits d’un dernier rêve. Monet peint pour ne pas sombrer. Dans ce geste, Freud aurait reconnu le travail du deuil : transformer la douleur en image, la perte en lumière. Le sommeil de Camille devient celui du passage, du seuil entre deux mondes. Ce n’est plus le repos du corps, mais l’ouverture à une « autre scène » : celle où la vie bascule dans l’éternité. Le peintre, comme l’analysant, ne cherche- t-il pas à symboliser l’absence ? La toile devient espace de sublimation, là où la mort trouve, par la lumière, une forme de survie psychique.
Edvard Munch : insomnie et angoisse
Chez Edvard Munch, peintre de l’angoisse, la nuit devient cauchemar d’insomnie.
Dans « Le Noctambule » (1923–24), autoportrait de l’artiste, la figure apparaît hagarde, les traits déformés par l’angoisse. On y voit une silhouette isolée, dans une errance physique et mentale. Ici, il ne s’agit plus de dormir, mais d’être pris dans un rêve éveillé : celui de l’insomnie hantée. Le noctambule est celui qui ne trouve plus le repos, trop proche de ses propres pulsions. Il marche dans la nuit comme dans son inconscient, poursuivi par ses images intérieures. Chez Munch, la nuit devient le lieu du vertige : là où le familier se mue en étrange, où l’érotisme frôle la mort. A ce propos, Freud parlait de « l’inquiétante étrangeté » : ce moment où l’intime devient menaçant. Munch en peint la texture même — ce frisson entre désir et effroi, où la conscience vacille.
Le rêve et la création : une même matière
Rêve et création obéissent à la même logique : celle du déplacement, de la condensation, de la métaphore. Le rêve s’exprime en images pour dire l’indicible ; l’artiste invente des formes pour rendre visible l’invisible.
Comme le rêveur, l’artiste traverse une scène intérieure : il compose, déplace, substitue.
L’œuvre d’art n’est-elle pas à sa manière, une élaboration de l’inconscient. Elle parle du retour du refoulé à travers la beauté, mais aussi du trouble à travers la forme.
« L’empire du sommeil » : l’inconscient à ciel ouvert
« L’empire du sommeil » nous rappelle que dormir, rêver, créer relèvent d’une même expérience : celle de s’affranchir d’un réel trop exigeant, que l’esprit tente d’alléger pour en supporter le poids. Dans le sommeil, nous quittons la logique du contrôle pour rejoindre l’espace mouvant de l’inconscient où selon Freud, » rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié ». Dans le rêve, le passé resurgit où les souvenirs d’enfance sont réactualisés et où se rejouent nos conflits et nos désirs.
Les artistes l’ont compris avant la science : le dormeur, qu’il soit enfant pauvre, épouse défunte ou errant nocturne, nous tend le miroir de notre propre obscurité.
Le sommeil n’est pas un simple repos, il est l’espace du rêve où circule le désir. Et peut-être que, dans le regard que nous posons sur ces dormeurs, quelque chose en nous consent enfin à s’endormir pour ressusciter nos fantômes d’enfance.

