Le tatouage

  1. Définition et historique

Le mot tatouage vient du polynésien tatau qui signifie dessin inscrit sur la peau et qui dérive de ta-atouas » (ta : dessin et atouas : esprit).

Le dictionnaire Larousse en donne la définition suivante : « Dessin indélébile pratiqué sur la peau à l’aide de piqûres, de colorants ».

Le tatouage est une pratique ancestrale. L’engouement occidental pour les marquages corporels, que les journalistes et les sociologues appellent les « nouveaux marqueurs identitaires », est réel. L’offre est multiple. Viennent s’ajouter au tatouage, des pratiques comme le piercing, le branding (dessin ou signe inscrit sur la peau au fer rouge ou au laser), la scarification (fabrication de cicatrices en relief), le stretching (agrandissement des trous du piercing), les implants sous-cutanés… Ces techniques proviennent de cultures traditionnelles, populaires ou marginales.

Les tatouages tribaux figurent parmi les motifs les plus courants du tatouage actuel. Au sein de ces cultures tribales, les marques corporelles traduisent une démarcation avec la nature. Signe de reconnaissance, elles renseignent sur l’appartenance à une lignée, un clan, une classe d’âge, rappellent les rites de passage, précisent les allégeances religieuses ; elles indiquent un statut, renforcent l’alliance et font accéder l’humain au lien social. Ne pas être marqué, c’est être sans identité.

Claude Levi-Strauss rapporte que les nobles M’Baya du Mato Grosso  » faisaient étalage de leur rang par des peintures corporelles au pochoir ou des tatouages, qui étaient l’équivalent d’un blason. Ils s’épilaient complètement le visage, y compris les sourcils et les cils, et traitaient avec dégoût de « frères d’autruches » « les européens aux yeux embroussaillés ».

L’anthropologie criminelle s’est intéressée au tatouage qui, dès la fin du XIX ème siècle, s’est répandu dans les milieux carcéraux. À cette époque, les populations concernées par le tatouage étaient essentiellement des marins, des soldats, des prostituées, des détenus ou des gens du milieu.

L’importance des tatouages en prison est un fait de longue date. Il traduit une affirmation ostentatoire de virilité, le (les) tatouage (s) s’affichant, dans la majorité des cas, sur les bras.

Les travaux du criminologue Alexandre Lacassagne, qui rédigea en 1881 une classification sur les tatouages des criminels intitulée Classification des dessins de tatouage avait pour but de cerner la personnalité criminelle. Selon lui, « le grand nombre de tatouages donne presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué, ou tout au moins l’appréciation du nombre de ses condamnations et de ses séjours en prison ». Le tatouage c’est « l’autobiographie de ceux qui ne savent pas écrire » : première femme aimée, amant disparu, mère adorée. Les tatouages (les détenus sont souvent poly-tatoués) peuvent donc se présenter comme une « archive de soi » ou comme un « curriculum vitae » (Simonin 1968) puisqu’ils inscrivent des éléments importants d’une histoire de vie : le lieu de naissance, des dédicaces amoureuses, les séjours dans les prisons, des noms, des initiales, des cœurs percés de flèches…

En 1895, Cesare Lombroso, médecin criminologue italien consacre un chapitre Du tatouage chez les criminels dans son ouvrage L’homme criminel dans lequel il fait la description d’un détenu : « G.F., de Vercueil, âgé de 44 ans, voleur, expulsé de France après avoir été saltimbanque et soldat dans la Légion étrangère, porte sur le bras droit les initiales de son nom et de celui de sa maîtresse ; un sauvage, souvenir de son séjour en Afrique ; deux colombes, emblème de l’amour pur ; une sirène ; une femme vêtue en saltimbanque avec une colombe dans la main droite, souvenir de sa troisième maîtresse ; les insignes de son métier de forgeron ; un tabernacle. Sur le bras gauche, l’époque où il était saltimbanque ; la tête de zouave, souvenir de la Légion étrangère ».

À partir des années 70, le tatouage va faire son entrée sur la scène publique, notamment dans la culture punk ou chez les skinheads dans une volonté farouche de se « démarquer » de l’ensemble de la société. Le mouvement hippie contribuera également au renouveau du tatouage, notamment sur la côte ouest des États-Unis. La dimension ludique et festive est essentielle dans le mouvement hippie. Les tatouages sont d’inspiration naïve et représentent des fleurs, des astres, des figures psychédéliques ou encore des mots d’ordre tels que peace, love, free.

À l’inverse, les punks (qui signifie salaud, ordure) sont souvent des jeunes issus de milieu ouvrier, en rupture avec la société. Ils ont une esthétique plus inquiétante. Ils se transpercent souvent le corps d’épingles, s’accrochent à même la peau des croix gammées, des symboles religieux. La peau est brûlée, mutilée, scarifiée, griffée, tailladée. Aucune recherche esthétique dans ces marquages du corps mais une volonté de retourner leur haine du social, leur rage contre eux-mêmes. Pour le mouvement punk, le corps devient un moyen d’expression politique contre le puritanisme britannique. Au « peace and love » des hippies réplique le « no future » des punks.

Le tatouage a trouvé son usage le plus déshumanisant lors de la seconde guerre mondiale quand les nazis tatouaient un numéro de matricule sur le bras gauche des déportés. La portée symbolique de l’immatriculation est évidente : morts en sursis. Ils cessent dès lors d’être des individus caractérisés par une identité propre pour ne devenir que de simples numéros. Primo Levi dans son livre témoignage Si c’est un homme écrit : « Haftling, j’ai appris que je suis un Haftling[1]. Mon nom est 174517, nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche ». L’historienne Annette Wieviorka explique dans son livre Auschwitz, 60 ans après que « dans l’après-guerre, ce tatouage est devenu un signe manifeste de déshumanisation, une des manifestations que les hommes et les femmes avaient été traités comme du bétail, puisque marqués comme du bétail ».

Dans la Bible, le tatouage ou les autres marques corporelles sont proscrits. Le respect de son intégrité est une forme de fidélité à une création où il n’y a rien à ajouter ou à retrancher. Modifier sciemment et durablement son corps, c’est ainsi souiller, corrompre et insulter la création divine. Le Lévitique (19-28) précise : « Vous ne vous ferez pas d’incision dans le corps pour un mort et vous ne vous ferez pas de tatouage ».

  1. Le tatouage aujourd’hui

Le tatouage est devenu un véritable phénomène culturel. Il n’est plus synonyme de marginalité, de délinquance ou d’infamie mais au contraire il est valorisé, exposé, revendiqué par la jeunesse actuelle. Il a acquis, tout comme le piercing, le statut de bijou voire de « body art populaire ».

Cet engouement pour le tatouage est relayé par la mode, la publicité, les arts, la photographie, les chanteurs, les sportifs, les acteurs. Ils servent de référents à une jeunesse en quête de modèles identificatoires et esthétiques.

Est-ce à dire que la dimension esthétique, l’effet de mode, suffiraient à expliquer la fascination actuelle de nos sociétés pour le tatouage ? David Le Breton, dans Signes d’identité : tatouages, piercings et autres marques corporelles donne un éclairage dans une perspective anthropologique.

Selon l’auteur, dans les sociétés traditionnelles, les marquages du corps s’imposent comme des rites de passage, une transmission. Ils sont organisés par les aînés pour accompagner le jeune novice dans le franchissement d’un seuil, le passage à l’âge d’homme. L’identité est alors une position au sein d’un groupe et le marquage vient en fixer l’appartenance.

Dans nos sociétés modernes, cette pratique relève d’un geste individuel (les aînés n’y participent pas), elle est l’affirmation d’un « c’est mon choix », d’une démarche esthétique. Le corps est devenu un objet à disposition, un accessoire, dont il convient de pallier les insuffisances, la précarité et l’imperfection au motif de pure convenance personnelle. « Le corps est dans nos sociétés un facteur d’individuation, en le modifiant on modifie son rapport au monde. Pour changer de vie, on change de corps, ou du moins on essaie » (David Le Breton).

Le tatouage, loin de toute fonction initiatique et d’appartenance groupale révèle peut-être le souhait pour un sujet de s’affilier à une tribu urbaine, une tentative de ré-apropriation d’une identité qui lui échappe. On se marque pour se faire re-marquer, se distinguer des autres, c’est l’expression d’une singularité comme si le regard de l’autre pouvait redonner une identité.

  1. Quelques éclairages cliniques

Les effets de mode ont fortement atténué la différence entre le normal et le pathologique. Le tatouage fait partie de ces formes contemporaines d’inscriptions corporelles et ouvre un champ clinique complexe et très hétérogène. Certaines théories psychanalytiques tentent d’analyser ces marques corporelles par le biais du narcissisme, de l’image du corps, du masochisme, de l’exhibitionnisme, de la douleur d’exister …, mais ces analyses aussi fines soient-elles ne recouvrent pas la totalité du phénomène.

La pratique du tatouage se fait dans le champ du visible, du scopique où est gravé sur le corps une empreinte d’un temps révolu. La valeur érotique du tatouage se présente comme un « plus de jouir », une « valeur ajoutée » qui peut se prêter au voilement / dévoilement lors de jeux érotiques.

3.1. La mémoire dans la peau

Le tatouage s’inscrit à la limite du corps c’est à dire à sa surface, sur la peau. Cette surface lisse devient alors un support d’écriture où le sujet peut « encrer » symboliquement dans sa chair, des moments heureux ou douloureux de son histoire comme si avoir ses souvenirs dans la peau était une lutte contre le temps qui fuit.

Le tatouage se fait « archive de soi », trace d’un passé dépassé mais qui indique la trace du passage. La marque sous entend que le sujet est passé à un certain endroit mais c’est passé, au sens de révolu (Paul Ricoeur). Le tatouage se fait alors explication par la métaphore, parole de chair plutôt que discours incommunicable. Le tatouage serait comme une tentative d’historicisation à même la chair de quelque chose qui n’a pu être symbolisé par la parole. Ce mémento (qui signifie en latin souviens toi) de ce que tu es / hais, peut fonctionner comme un « mémorial de jouissance » (Lacan) où le sujet vient y  » encrer » les restes d’un passé dont il est condamné à s’accommoder : « la mémoire retient l’oubli » (Saint Augustin).

3.2. Une érotisation du corps

Le regard de l’autre est sollicité par les inscriptions sur le corps, elles sont une adresse à l’autre. Le tatouage a une fonction érotique évidente puisqu’il se montre dans un jeu de voilement / dévoilement où le regard s’accroche sur le motif tatoué. Cette captation par le regard donne ainsi un attrait phallique à cette figure qui se détache du corps et peut donner lieu à un fantasme qui l’érotise. Cette découpe sur le corps peut ainsi constituer une source de jouissance de l’œil sur la peau.

Si au début du siècle, des inscriptions sexuelles gravaient le corps des soldats, des marins ou des prostituées, aujourd’hui le tatouage sait se faire plus discret tant au niveau du motif que par sa présence en certains lieux du corps comme l’épaule, les cuisses, les fesses, le pubis, les seins, les hanches, le cou, etc.

S’il est dessiné sur un lieu intime, secret du corps il a donc comme dessein d’être dévoilé, partagé dans une relation intime, amoureuse. Il participe d’un jeu de la « dissimulation calculée ». Roland Barthes disait « le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre ».

L’actrice française, Catherine Deneuve, parle de ses tatouages dans une interview et dit « avoir toujours aimé ça » elle précise que « le premier date d’il y a longtemps. Il est dans le cou, caché par mes cheveux. Sur le pied c’est plus récent », elle ajoute « c’est particulier, c’est comme un signe. Une envie d’être différent. C’est assez érotique ». Pour cette célèbre actrice, qui doit donner une certaine image à son public, le tatouage ne serait il pas une façon pour elle de dire vous avez mon image mais je garde pour moi les secrets de mon intimité.

3.3. Un support de fiction

Le corps devient un nouveau territoire de fiction, un nouveau support, écran sur lequel on peut ré-inventer le réel. Ce réel que Lacan défini comme « impossible » qui revient à la même place, insiste et réveille, la marque de jouissance. Le tatouage, cette gravure sur peau, peut être considéré comme un langage, une parole « encrée » qui dit quelque chose de la vérité du tatoué, de ses impasses, de ses phantasmes, de ses élucubrations. L’énoncé lacanien : « La vérité a structure de fiction » reste plus que jamais d’actualité. Nous avons commencé, enfant, par écouter les histoires que nos parents nous racontaient pour ensuite en raconter à nous-mêmes et aux autres : histoires intimes ou grande Histoire. Autant de fictions, autant de reconstructions qui nourrissent la littérature : récits, romans, contes, épopées, mythes, autobiographies…

Aujourd’hui, alors qu’internet est devenu un nouveau terrain de jeu narratif où chacun peut mettre en récit son petit mythe personnel et cultiver son « narcissisme des petites différences » (Freud), le tatouage serait il devenu le nouveau vecteur fictionnel contemporain ?

Pour Ray Bradbury dans L’homme illustré, chaque tatouage / « illustration » est une petite fable. « Si vous les observez, elles vous racontent une histoire en quelques minutes. En trois heures, vous pourriez voir une vingtaine d’histoires se dérouler là, sur mon corps. Vous pourriez entendre des voix, percevoir des pensées. Tout est là, il suffit de regarder ».

Ces « illustrations » ne seraient elles pas une tentative de se rattacher à des fragments du corps réel en contrepoint à une époque ou le virtuel et la dématérialisation prédominent ?

[1]   Prisonnier