Dans ce texte, Freud fait une analogie entre état amoureux et hypnose.
Pour lui, « les concordances entre les deux sont évidentes. Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur comme envers l’objet aimé. Même résorption de l’initiative individuelle ; aucun doute, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi ».
Dans l’amour comme dans l’hypnose, le sujet se trouve fasciné, absorbé par une figure qui prend la place de « l’idéal du moi » – cette instance interne qui organise notre rapport au monde et à la réalité.
Par ailleurs, Freud souligne que l’hypnose constitue un modèle particulièrement « pur » pour comprendre l’attachement amoureux. Sous hypnose, le moi vit « comme dans un rêve » ce que dit ou demande l’hypnotiseur. Mais surtout, le moi va tenir pour réel ce que l’hypnotiseur valide, tant cette figure est investie comme garant de la perception. Cela éclaire la puissance de l’idéalisation amoureuse : l’autre devient celui qui oriente la réalité psychique, parfois au prix d’une perte de distance ou de lucidité. À ce titre, l’abandon amoureux peut apparaître total.
Freud étend ensuite cette logique au fonctionnement des « masses ». Le lien entre un meneur et un groupe repose sur les mêmes mécanismes : narcissisme collectif, idéalisation, absence de jugement propre, admiration. L’hypnose apparaît alors comme une « foule à deux », c’est-à-dire une version miniature de la dynamique collective. Freud n’insiste pas sur ce point, mais on peut y lire l’intuition que le couple amoureux possède une structure profondément groupale : une micro-collectivité fondée sur un lien d’idéalisation réciproque.
L’usage de la langue reste, même dans ses caprices, fidèle à une certaine réalité effective. C’est ainsi qu’il nomme certes « amour » des relations de sentiment très variées, que nous aussi regroupons dans la théorie en tant qu’amour, mais qu’il ne s’en remet pas moins à douter que cet amour soit l’amour proprement dit, authentique, vrai, et qu’ainsi il renvoie à toute une échelle de possibilités au sein des phénomènes amoureux. Il ne nous sera pas non plus difficile de découvrir celle-ci dans l’observation.
Dans une série de cas, l’état amoureux n’est rien d’autre qu’un investissement d’objet issu des pulsions sexuelles visant la satisfaction sexuelle directe, et cet investissement s’éteint lorsque ce but est atteint ; c’est cela qu’on appelle l’amour sensuel, ordinaire. Mais, comme on sait, la situation libidinale demeure rarement aussi simple. La certitude de pouvoir compter sur le réveil du besoin qui vient de s’éteindre doit bien avoir été le motif premier pour porter sur l’objet sexuel un investissement durable, et pour l’« aimer » aussi dans les intervalles exempts de désir.
La très étrange histoire du développement de la vie amoureuse des humains, fournit encore un second facteur. L’enfant, dans la première phase, le plus souvent déjà achevée à cinq ans, avait trouvé dans l’un des parents un premier objet d’amour sur lequel s’étaient réunies toutes ses pulsions sexuelles requérant satisfaction. Le refoulement intervenant alors provoqua par contrainte le renoncement à la plupart de ces buts sexuels enfantins et laissa derrière lui une modification en profondeur du rapport aux parents. L’enfant resta désormais lié aux parents, mais par des pulsions qu’on ne peut nommer que « inhibées quant au but ». Les sentiments qu’il éprouve dorénavant pour ces personnes aimées sont qualifiés de « tendres ». Il est connu que dans l’inconscient les tendances « sensuelles » antérieures subsistent plus ou moins fortement, si bien que la plénitude du courant originel se maintient en un certain sens.
Avec la puberté s’instaurent, comme on sait, des tendances nouvelles, très intenses, dirigées vers les buts sexuels directs. Dans des cas défavorables, elles demeurent, comme courant sensuel, distinctes des orientations de sentiment « tendres » qui perdurent. On a alors devant soi le tableau dont les deux aspects sont si volontiers idéalisés par certaines orientations de la littérature. L’homme fait montre de penchants exaltés envers des femmes tenues en haute estime, qui pourtant ne le stimulent pas au commerce amoureux, et il n’est puissant qu’avec d’autres femmes qu’il n’« aime » pas, qu’il estime peu ou même qu’il méprise. Plus fréquemment cependant, l’adolescent parvient à un certain degré de synthèse entre l’amour non sensuel, céleste, et l’amour sensuel, terrestre, et son rapport à l’objet sexuel se caractérise par l’action conjointe de pulsions non-inhibées et inhibées quant au but. C’est à l’apport des pulsions de tendresse, inhibées quant au but, que l’on peut mesurer le niveau de l’état amoureux en opposition au désir purement sensuel.
Dans le cadre de cet amour, c’est le phénomène de la surestimation sexuelle qui nous a frappé d’emblée, le fait que l’objet aimé jouisse d’une relative liberté au regard de la critique, que toutes ses qualités soient davantage appréciées que celles de personnes non aimées ou davantage qu’en un temps où l’objet n’était pas aimé. Lors d’un refoulement ou d’une mise à l’arrière-plan tant soit peu efficaces des tendances sensuelles, s’installe l’illusion que l’objet est aimé, même sensuellement, à cause de ses avantages quant à l’âme, alors qu’à l’inverse c’est seulement le contentement sensuel qui peut lui avoir conféré ces avantages.
C’est la tendance à l’idéalisation qui fausse ici le jugement. Mais de ce fait il nous est plus facile de nous orienter ; nous reconnaissons que l’objet est traité comme le moi propre, que donc dans l’état amoureux une bonne dose de libido narcissique déborde sur l’objet. Dans maintes formes de choix amoureux, il saute même aux yeux que l’objet sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour la satisfaction de son narcissisme.
Que la surestimation sexuelle et l’état amoureux continuent de progresser et l’interprétation du tableau devient de plus en plus impossible à méconnaître. Les tendances poussant à la satisfaction sexuelle directe peuvent alors être totalement repoussées, comme il advient régulièrement, par exemple, dans l’amour exalté du jeune homme : le moi devient de plus en plus dénué de revendication, de plus en plus modeste, l’objet de plus en plus grandiose, de plus en plus précieux ; celui-ci entre finalement en possession de la totalité de l’amour de soi du moi, si bien que le sacrifice de soi de ce dernier en devient la conséquence naturelle. L’objet a pour ainsi dire consommé le moi. Des traits d’humilité, de restriction du narcissisme
d’auto-endommagement, sont présents dans chaque cas d’état amoureux ; dans le cas extrême, ils ne font qu’être accrus et, de par le passage à l’arrière-plan des revendications sensuelles, ils restent seuls à régner.
C’est notamment le cas de l’amour malheureux, impossible à combler, car aucune satisfaction sexuelle n’empêche la surestimation sexuelle de connaître à chaque fois une baisse. En même temps que cet « abandon » du moi à l’objet, qui ne se distingue déjà plus de l’abandon sublimé à une idée abstraite, les fonctions attribuées à l’idéal du moi se dérobent absolument. Silence du côté de la critique exercée par cette instance ; tout ce que fait et revendique l’objet est juste et irréprochable. La conscience morale ne trouve pas à s’appliquer à tout ce qui advient en faveur de l’objet ; dans l’aveuglement d’amour, on se fait criminel sans remords. Toute la situation se laisse résumer sans reste en une formule : l’objet s’est mis à la place de l’idéal du moi.
La différence entre identification et attachement amoureux dans ses expressions les plus hautes, qu’on appelle fascination, sujétion amoureuse, est maintenant facile à décrire. Dans le premier cas, le moi s’est enrichi des propriétés de l’objet, il se l’est selon l’expression de Ferenczi, « introjecté » ; dans le second cas, il s’est appauvri, il s’est abandonné à l’objet, a mis celui-ci à la place de sa partie constitutive la plus importante. Cependant, en considérant les choses de plus près, on remarque bientôt qu’une telle présentation fait miroiter des oppositions qui n’existent pas. Il ne s’agit pas d’appauvrissement ou d’enrichissement d’un point de vue économique ; on peut aussi décrire l’attachement amoureux extrême comme un cas où le moi s’est introjecté l’objet. Peut-être qu’une autre différenciation a plus de chances d’atteindre l’essentiel. Dans les cas d’identification, l’objet a été perdu ou abandonné ; il est alors réstauré dans le moi ; le moi se modifie partiellement selon le modèle de l’objet perdu. Dans l’autre cas, l’objet est resté conservé et est surinvesti en tant que tel de la part et aux dépens du moi. Mais ici aussi se lève une hésitation. Est-il donc certain que l’identification présuppose l’abandon de l’investissement d’objet, ne peut-il y avoir identification, l’objet étant conservé ? Avant de nous engager dans cette discussion épineuse, l’idée peut déjà se faire jour qu’une autre alternative recèle l’essence de ces données, entendons, la question de savoir si l’objet est mis à la place du moi ou à la place de l’idéal du moi.
De l’attachement amoureux, il n’y a qu’un pas jusqu’à l’hypnose. Les concordances entre les deux sautent aux yeux. Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur qu’envers l’objet aimé. Même résorption de l’initiative propre ; aucun doute, l’hypnotiseur est venu à la place de l’idéal du moi. Dans l’hypnose toutes les choses sont simplement encore plus nets et plus intenses, si bien qu’il serait plus judicieux d’élucider l’attachement amoureux par l’hypnose que l’inverse. L’hypnotiseur est l’objet unique, aucun autre objet n’est pris en considération à côté de lui. Le fait que le Moi vive sur le mode du rêve ce que l’hypnotiseur exige et affirme, nous rappelle à titre d’avertissement que nous avons omis de mentionner aussi parmi les fonctions de l’idéal du Moi, la pratique du test de réalité. Rien d’étonnant que le Moi tienne une perception pour réelle dès lors que l’instance psychique habituellement chargée de procéder au test de réalité se porte garante de cette réalité. L’absence totale de tendances à buts sexuels non-inhibés contribue par ailleurs à l’extrême pureté des phénomènes. La relation hypnotique est un abandon amoureux sans restriction, avec exclusion de la satisfaction sexuelle, alors que dans l’attachement amoureux celle-ci n’est que repoussée pour un temps et demeure à l’arrière-plan comme un but ultérieur possible.
Mais d’un autre côté nous pouvons dire aussi que la relation hypnotique est – si cette expression est permise – une formation de masse à deux. L’hypnose n’est pas un bon objet de comparaison avec la formation de masse, parce qu’elle est plutôt identique à celle-ci. Elle isole pour nous, de la texture compliquée de la masse, un élément, le comportement de l’individu de la foule envers le meneur. Cette réduction du nombre distingue l’hypnose de la formation de masse de même que le manque de tendances directement sexuelles la distingue de l’état amoureux. En ce sens elle tient le milieu entre les deux.
Il est intéressant de voir que les tendances sexuelles inhibées quant à leur but sont justement celles qui donnent des liaisons humaines aussi durables entre les êtres. Mais la chose se comprend aisément si l’on part du fait que ces tendances ne sont pas capables d’une pleine satisfaction, alors que les tendances sexuelles sans inhibition connaissent, du fait de la décharge qui survient chaque fois que le but sexuel est atteint, une baisse extraordinaire. L’amour sensuel est destiné à s’éteindre dans la satisfaction ; pour pouvoir durer, il doit être assorti d’emblée de composantes de pure tendresse, c’est-à-dire inhibées quant à leur but, ou connaître une conversion de ce type.
L’hypnose résoudrait tout simplement pour nous l’énigme de la constitution libidinale d’une masse, si elle-même ne comportait pas encore des traits qui se dérobent à l’élucidation rationnelle donnée jusqu’à présent – état amoureux avec exclusion des tendances directement sexuelles. Il y a encore beaucoup de choses en elle dont il faut reconnaître qu’elles sont incomprises, qu’elles sont mystiques. Elle comporte un supplément de paralysie induit par le rapport d’un être surpuissant à un être impuissant, dépourvu de recours, ce qui fait en quelque sorte la transition avec l’hypnose d’effroi des animaux. La façon dont elle est produite, son rapport au sommeil manque de transparence, et la sélection énigmatique des personnes qui s’y prêtent, alors que d’autres s’y refusent absolument, renvoie à un facteur encore inconnu qui est réalisé en elle et qui est peut-être le seul à rendre possible la pureté des positions libidinales. Il est également remarquable que la conscience morale de la personne hypnotisée puisse fréquemment se montrer résistante, y compris quand cette personne est par ailleurs pleinement docile à la suggestion. Mais cela peut très bien tenir au fait que dans l’hypnose, telle qu’elle est pratiquée la plupart du temps, on n’a sans doute pas cessé de savoir qu’il ne s’agit que d’un jeu, de la reproduction factice d’une autre situation, beaucoup plus importante dans la vie.
Par les discussions menées jusqu’à présent nous sommes toutefois pleinement préparés à indiquer la formule de la constitution libidinale d’une masse. Tout du moins d’une masse telle que nous l’avons considérée jusqu’à présent, qui donc a un chef, et telle que ce n’est pas par un excès d’« organisation » qu’elle pouvait acquérir secondairement les propriétés d’un individu. Une telle masse primaire est un certain nombre d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du Moi et se sont, en conséquence, identifiés les uns avec les autres.
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¹S. Freud, Etat amoureux et hypnose in Psychologie de masse et analyse du moi, Ed Points, Paris, 2014, p. 115.

