« La mère n’est ni bonne ni mauvaise, elle est une mère pour l’oral, puis pour l’anal, à prendre et à rejeter »
Françoise Dolto
« La mère ordinaire normalement dévouée[1] » de Donald Woods Winnicott
Donald Woods Winnicott (1896-1971), pédiatre britannique, est une grande figure de la psychanalyse des enfants en Grande-Bretagne, à l’instar de Mélanie Klein et d’Anna Freud. Clinicien de génie, Winnicott, a tout au long de son œuvre, mit l’accent sur l’influence de l’environnement dans le développement psychique de l’être humain. Il est bien connu du grand public, puisque c’est lui qui a élaboré la notion d’objet transitionnel, qu’on appelle familièrement en France le « doudou ». On le sait, l’enfant, l’utilise dans des moments où l’angoisse peut surgir comme par exemple au moment de l’endormissement ou à l’occasion de séparations d’avec la mère. D’ailleurs, ce « doudou » représente la mère, il a les qualités de la mère des moments calmes, avec son odeur, si familière et réconfortante.
Cet article, dont nous reproduisons ici l’intégralité, fait partie d’un recueil composé de trois textes très connus de Winnicott sur le thème de la mère : « La préoccupation maternelle primaire » (1956), « La capacité d’être seul » (1958) et « La mère ordinaire normalement dévouée » (1966)[2]. Les deux premiers élaborent des points théoriques alors que le troisième s’adresse à un large public, dans une démarche de médecine éducative, à l’instar de Françoise Dolto en France.
» La mère ordinaire normalement dévouée » ou encore « La mère suffisamment bonne » est la traduction en français de « good-enough mother ». Selon Winnicott, une mère dite « suffisamment bonne » est en fait une mère réelle « acceptable », et qui par une adaptation convenable, accompagne la demande de l’enfant, de sorte que celui-ci « s’en arrange ».
Cette notion ne renvoie donc pas à une mère parfaite, comblante ou idéalisée, mais à une mère qui ne répond pas toujours à toutes les sollicitations de son enfant afin de lui permettre de passer de l’état de dépendance absolue à un état de dépendance relative.
D’ailleurs, Winnicott insiste sur le fait qu’une mère trop bonne peut avoir un effet dévastateur pour l’enfant car : « Elle fait quelque chose de pire que châtrer son enfant, elle lui laisse le choix qu’entre la fusion ou le rejet total (même dans ce qu’elle a de bon)[3]. »
Tout au long de sa carrière, Winnicott a souvent été sollicité pour des conférences devant des auditeurs variés comme des médecins, des travailleurs sociaux ou des enseignants.
Il a également fait une série d’émissions à la radio BBC sur le développement de l’enfant où dit-il : « […] je ne voulais pas dire aux auditeurs comment s’y prendre. D’ailleurs, je n’en savais rien. J’avais envie de parler aux mères […] de ce qu’elles font bien simplement parce que chaque mère est dévouée à la tâche qui lui incombe, à savoir les soins nécessaires […] »
« Que dire de nouveau sur un sujet déjà bien rebattu ? Mon nom est maintenant lié à cette expression, et peut-être devrais-je m’en expliquer. Un jour d’été, en 1949, j’allais prendre un verre avec Mademoiselle Isa Benzie, productrice à la BBC, qui m’a laissé un excellent souvenir et qui est aujourd’hui à la retraite. Pendant que nous marchions, elle me proposa de faire une série de 9 causeries à la radio et me donna carte blanche quant au choix du sujet. Elle était, bien sûr, en quête d’un titre accrocheur pour son émission, mais je l’ignorais. Je lui précisai que je ne voulais pas dire aux auditeurs comment s’y prendre. D’ailleurs, je n’en savais rien. J’avais envie de parler aux mères de ce qu’elles font bien, de ce qu’elles font bien simplement parce que chaque mère est dévouée à la tâche qui lui incombe, à savoir les soins nécessaires à un nourrisson, éventuellement à des jumeaux. Je lui dis que, normalement, les choses se passent ainsi et qu’il est exceptionnel pour un bébé de commencer sa vie sans bénéficier des soins d’une telle spécialiste. Nous n’avions pas fait 20 mètres qu’Isa Benzie avait compris. Elle s’écria : « Formidable ! La mère ordinaire normalement dévouée. » Le problème était réglé.
Comme vous pouvez vous en douter, on s’est souvent moqué de moi à propos de cette expression. Il y a même des gens qui s’imaginent que je suis sentimental quand je parle des mères, que je les idéalise, que je ne m’intéresse pas aux pères et que je refuse d’admettre que certaines mères sont épouvantables, voire impossibles. Je suis bien obligé de m’accommoder de ces légers inconvénients. En effet, je n’ai pas honte de ce qu’impliquent ces mots.
On me critique aussi parce qu’on m’a entendu dire que, lorsqu’une mère échoue dans sa fonction de « mère ordinaire normalement dévouée », cette défaillance est un des facteurs étiologiques de l’autisme. On peut croire qu’il s’agit là d’une accusation si, fidèle à une certaine logique, on se réfère aux conséquences de cette défaillance de la « mère normalement dévouée ».
Or n’est-il pas naturel de penser que, si ce que j’appelle dévouement a réellement de l’importance, son absence ou son échec relatif ont des conséquences fâcheuses ? J’y reviendrai quand je parlerai du mot blâmer.
Comme vous le voyez, je ne peux m’empêcher d’enfoncer des portes ouvertes. Je manque d’originalité quand je dis que dévouée signifie tout simplement dévouée. Supposons qu’on vous charge de vous occuper des fleurs de l’autel à l’église à la fin de chaque semaine. Si vous acceptez de le faire, vous n’oubliez pas. Le vendredi, vous vous assurez que les fleurs que vous devez disposer sont bien là. Si vous avez la grippe, vous envoyez un message par l’intermédiaire du laitier, même si vous ne supportez pas l’idée que quelqu’un d’autre puisse accomplir cette tâche aussi bien que vous. Quand les fidèles se rassemblent le dimanche, on n’a jamais vu un autel nu ou des fleurs fanées trempant dans de l’eau sale déshonorer le sanctuaire au lieu de l’honorer. On ne peut pas dire, du moins je l’espère, que du lundi au jeudi, vous passez vos journées à vous énerver ou à vous faire du souci. Le problème dort tranquillement dans un coin de votre esprit. Il ne se s’éveille, et ne vous réveille, que le vendredi ou le samedi.
De même, les femmes ne se croient pas obligées de passer leur vie à s’occuper d’un bébé. Elles jouent au golf, elles ont un métier prenant qui les passionne, elles pratiquent tout naturellement diverses activités masculines telles que se montrer irresponsable, penser que tout va de soi ou participer à des courses automobiles. Cette période du lundi au vendredi que j’ai évoquée à propos des fleurs de l’autel relève du même état d’esprit.
Puis un beau jour, elles découvrent qu’elles reçoivent chez elles un nouvel être humain qui décide de s’installer et qui, comme le personnage interprété par Robert Morley dans L’homme qui est venu dîner, a des exigences de plus en plus pressantes. Bien plus tard, la paix et la tranquillité reviendront et permettront à ces femmes de s’exprimer de façon plus directe. Pendant ce week-end prolongé – vendredi, samedi, dimanche – elles n’ont pu s’exprimer qu’en s’identifiant à ce qui, avec un peu de chance, va devenir un bébé et accéder à l’autonomie sans la moindre reconnaissance envers celle qui l’a nourri.
Heureusement, ces 9 mois permettent à la femme de passer progressivement de la première forme d’égoïsme à la seconde. On observe le même phénomène chez les pères ainsi que chez les gens qui décident d’adopter un bébé. Ils s’habituent à cette idée, ils y pensent sans cesse. Puis, un jour, il faut que le bébé devienne une réalité. Hélas, les futurs parents adoptifs sont souvent déçus et, lorsqu’on leur propose un bébé, ils ne sont plus certains de le vouloir.
Je tiens à mettre l’accent sur l’importance de ce temps de préparation. Lors de mes études de médecine, j’avais un ami poète. Nous partagions avec d’autres étudiants un appartement sympathique dans le quartier pauvre de North Kensington. Voici comment nous avions trouvé cet appartement.
Un jour, mon ami le poète, qui était très grand, indolent et fumait beaucoup, descendait une rue où toutes les maisons se ressemblaient. Il en vit une qui lui parut accueillante et il sonna à la porte. Une femme lui ouvrit. Son visage lui plut et il lui dit : « Je veux habiter ici. » Elle répondit : « J’ai un logement à louer. Quand compter-vous arriver ? » Il déclara : « Je suis arrivé. » Il entra et, lorsqu’elle lui montra la chambre, il dit : « Je suis malade. Je me couche tout de suite. A quelle heure puis-je prendre le thé ? » Il se coucha et resta au lit pendant 6 mois. Quelques jours plus tard, nous nous étions, à notre tour, tous confortablement installés dans les lieux ; le poète resta pourtant le préféré de notre logeuse.
La nature a décrété qu’un bébé ne choisit pas sa mère. Il débarque un beau jour et sa mère dispose alors de quelques mois pour se réorienter et découvrir que, pour elle, l’orient n’est pas l’est mais au centre (peut-être un peu décentré).
Comme vous le savez sûrement, je fais l’hypothèse – et je suppose que tout le monde est d’accord – que normalement, la femme atteint un stade dont, normalement, elle se remet au cours des semaines et des mois qui suivent la naissance du bébé, stade pendant lequel, dans une large mesure, elle est le bébé et le bébé est elle. Cela n’a rien de mystérieux. Après tout, elle aussi a été un bébé. Elle se souvient également des soins qu’on lui a donnés et ces souvenirs constituent soit une aide, soit un obstacle dans sa propre existence de mère.
Lorsque le bébé est prêt à venir au monde, la mère qui connaît bien ses besoins, est en mesure de l’accueillir si son mari ou les services sociaux, ou les deux, se sont correctement occupés d’elle. Comprenez que je ne fais pas seulement allusion à sa capacité de savoir par exemple si le bébé a faim ou non. Je pense à une multitude de choses subtiles que seul mon ami le poète saurait mettre en mots. Le mot hold (« maintenir ») me paraît satisfaisant et je l’utilise pour décrire tout ce qu’une mère est et fait à ce moment-là. Je crois que cette période est critique mais j’ose à peine le dire, car il serait dommage d’obliger une femme à prendre conscience de ce que, naturellement, elle est et fait naturellement. Même Spock n’est d’aucun secours à une mère quand elle se rend compte que l’expérience la plus simple est aussi la plus fondamentale, à savoir le contact non actif entre la mère et son enfant : tous deux ont le sentiment de ne faire qu’un alors qu’en fait ils sont deux. Cette expérience permet au bébé d’être, ce qui lui donnera par la suite la possibilité « d’agir, de faire et de subir » (action, doing and being done to). C’est ainsi que le nourrisson devient progressivement capable de faire l’expérience de soi.
Tout cela vous semble peut-être insignifiant, mais ces expériences répétées permettent au bébé de se sentir réel. Dès lors, il peut affronter le monde et, serait-il plus juste de dire les processus de maturation dont il a hérité peuvent se poursuivre.
Lorsque ces conditions sont réunies (tel est généralement le cas), le bébé est capable d’avoir des sentiments qui, dans une certaine mesure, correspondent à ceux de la mère s’identifiant à son bébé ou plutôt investissant fortement son bébé et les soins qu’elle lui donne. Trois ou quatre mois après sa naissance, le bébé montre qu’il sait ce que signifie être une mère, une mère qui a atteint l’état où elle est dévouée à autre chose qu’à elle-même.
N’oublions pas que toutes les premières acquisitions du bébé ne deviennent pas d’emblée des mécanismes psychiques plus ou moins fixés. Il arrive que ce qui a existé disparaisse, comme on pouvait s’y attendre. Je veux vous faire comprendre que le plus complexe ne peut advenir qu’à partir du plus simple et que, lorsqu’on est en bonne santé, l’esprit et la personnalité se développent progressivement et régulièrement en allant toujours du plus simple au complexe.
Ensuite, le bébé commence à avoir besoin d’une mère défaillante. Cette défaillance, elle aussi, est un processus graduel qui ne s’apprend pas dans les livres. Il serait regrettable qu’un petit humain continue à faire l’expérience de l’omnipotence alors que son appareil psychique est devenu capable d’affronter les frustrations et les défaillances relatives de l’environnement. Lorsque la colère ne se transforme pas en désespoir, elle peut procurer de la satisfaction.
Tous les parents ici présents savent ce que veux dire quand j’affirme qu’ils ont soumis leur bébé aux pires frustrations sans jamais le « laisser tomber », c’est-à-dire que leur moi a été un soutien fiable pour le moi du bébé. Jamais le bébé ne s’est réveillé et n’a pleuré sans que quelqu’un l’entende. Plus tard, vous vous êtes rendu compte que vous ne répondiez jamais à votre enfant par des mensonges.
Bien entendu, cela implique non seulement que la mère a pu être complètement préoccupée par les soins donnés à son nourrisson, mais aussi qu’elle a eu de la chance. Nul besoin de dresser la liste de tout ce qui peut arriver, même dans les familles les mieux adaptées. Je vais pourtant vous donner trois exemples pour illustrer trois formes de difficultés. Le premier est une situation fortuite : la mère tombe malade et meurt. Elle ne peut faire autrement que de laisser tomber son bébé, exactement comme elle aurait répugné à le faire. Une mère peut aussi mettre en route une nouvelle grossesse plus tôt qu’elle l’aurait souhaité. Peut-être quelque peu responsable de cette complication, mais les choses ne sont pas si simples. Enfin, il arrive qu’une mère soit déprimée et ait l’impression de priver son enfant de ce dont il a besoin. Elle ne maîtrise pas ses propres sautes d’humeur qui surviennent souvent en réaction à un empiètement sur sa vie privée. Qui blâmerait la mère même si elle est à l’origine de ces ennuis ?
Autrement dit, il y a toutes sortes de raisons pour laisser tomber un enfant avant qu’il soit capable d’éviter les blessures et les mutilations de sa personnalité qui en résultent.
Je souhaite maintenant revenir au sens du mot blâmer. Il est nécessaire d’observer la croissance et le développement de l’être humain ainsi que leur complexité interne propre à chaque enfant. Il faut pouvoir dire, sans blâmer quiconque : ici, la fonction de la « mère ordinaire normalement dévouée » a fait défaut. Je n’ai personnellement aucune envie de distribuer des blâmes. Les mères et les pères se croient fautifs – mais c’est une autre histoire- et ils accusent de tout et de rien, d’avoir un enfant trisomique par exemple, ce dont on ne peut les tenir pour responsables.
En outre, nous devons nous tourner vers l’étiologie et, éventuellement, affirmer que certains troubles du comportement que nous rencontrons proviennent d’une défaillance de la fonction de « la mère ordinaire normalement dévouée », à un moment donné ou pendant une période donnée. Cela n’a rien à voir avec la responsabilité morale. Il s’agit d’autre chose. De toute façon, aurais-je été une bonne mère ?
Nous ne sommes pas ici pour distribuer des blâmes. A mon avis, nous devons chercher une explication étiologique, parce que c’est l’unique façon de reconnaître la valeur positive de la fonction de la fonction de « la mère ordinaire normalement dévouée ». Il est vital que quelqu’un facilite les tous premiers moments des processus du développement psychologique ou psychosomatique de chaque bébé, ou encore du développement de sa personnalité extrêmement immature au cours de la phase de dépendance absolue.
Autrement dit, je ne crois pas à l’histoire de Romulus et Remus, malgré tout le respect que je porte aux louves. C’est un être humain qui a trouvé et élevé les fondateurs de Rome, s’il faut accorder une part de vérité à ce mythe. Je ne vais pas jusqu’à penser que nous, hommes et femmes, devons quelque chose à la femme qui a fait cela pour chacun de nous individuellement. Nous ne lui sommes redevables de rien. Toutefois, nous nous devons, de reconnaître intellectuellement que, au départ, nous étions une dépendance (psychologique) absolue, et que absolue signifie absolue. Fort heureusement, nous avons connu le dévouement ordinaire dès les premiers jours.
Je me propose maintenant d’expliquer pourquoi, au début, une mère doit être capable de cette étroite adaptation aux besoins de son enfant. Il est facile de parler longuement des besoins évidents, quoique plus compliqués, des enfants plus âgés et de ceux qui passent d’une relation exclusive à la mère à des relations triangulaires. Il est facile de constater que les enfants ont besoin d’un cadre strict où ils peuvent élaborer les conflits inhérents à l’amour et à la haine et les deux grandes tendances orientées l’une vers le parent du même sexe, l’autre vers le parent du sexe opposé. C’est ce qu’on appelle le courant hétérosexuel et le courant homosexuel dans la relation d’objet.
Vous vous attendez probablement à ce que j’évoque cette phase très précoce où il existe presque toujours une figure maternelle qui n’a pas d’autre préoccupation que les besoins du nourrisson pendant la durée de la dépendance absolue. J’ai beaucoup écrit sur ce sujet par ailleurs et je me contenterai de le résumer ici en quelques mots. Je dirai que, au cours de ces semaines si importantes du début de la vie, le bébé peut, pour la première fois, faire l’expérience des phases initiales des processus de maturation. Quand l’environnement « facilitant » (facilitating), qui doit être à la fois humain et personnel, est suffisamment bon, les tendances innées du bébé à grandir commencent à s’accomplir. Ces phénomènes ont un nom. Le mot intégration recouvre le plus important d’entre eux. L’activité et les sensations, dans toutes leurs manifestations, qui forment le bébé particulier que nous connaissons, se rassemblent parfois, si bien qu’il y a des moments d’intégration où le bébé est une entité, quoiqu’encore très dépendant. Nous disons que le soutien du moi de la mère facilite l’organisation du moi du bébé. Plus tard, le bébé sera capable d’affirmer sa propre individualité et même d’avoir un sentiment d’identité. Ce qui paraît simple lorsque tout se passe bien dépend en fait de la relation précoce où le bébé et la mère ne font qu’un. La mère s’identifie de façon particulièrement sophistiquée à son bébé : elle se sent très identifiée à lui mais, naturellement, elle reste adulte. D’autre part, dans les moments de calme de leur contact, le bébé s’identifie à sa mère, ce qui vient moins du bébé lui-même que de la relation rendue possible par la mère. Du point de vue du bébé, il n’y a rien d’autre que le bébé et, au début, la mère fait donc partie du bébé. En d’autres termes, il s’agit de ce qu’on appelle l’identification primaire. C’est là que tout commence et que des mots aussi simples que « être » (being) prennent sens.
Nous pourrions utiliser le mot « exister » (existing) qui vient du français et parler d’existence. Nous pourrions en faire une philosophie et l’appeler existentialisme. Pourtant nous préférons utiliser d’abord le mot « être » (being) et seulement ensuite énoncer « je suis » (I am). Il est important de comprendre que « je suis » n’a pas de sens si on ne dit pas d’abord je suis accompagné d’un autre être humain qui n’est pas encore différencié de moi. C’est pourquoi il est plus exact de parler d’«être » que d’utiliser les mots « je suis » qui appartiennent à la phase suivante. On ne répétera jamais assez que être est le début de tout et que, sans cela, « faire » (doing) et « subir » (being done to) ne veulent rien dire. Il est possible d’inciter par la séduction un bébé à se nourrir et à jouir de ses fonctions corporelles, mais le bébé n’a pas le sentiment d’en faire l’expérience si cette expérience ne repose pas sur la quantité suffisante d’« être tout simplement » (simple being) pour mettre en place le self qui deviendra une personne.
Le contraire de l’intégration est soit un défaut d’intégration soit la désintégration à partir d’un état d’intégration. La désintégration, une des plus fondamentales de toutes les angoisses impensables de la petite enfance, est insupportable. Les soins ordinaires que presque tous les nourrissons reçoivent de la part d’un être humain adulte peuvent éviter ces angoisses. Je vais exposer maintenant un ou deux autres processus de croissance essentiels similaires.
On ne peut pas partir du principe que le psychisme du nourrisson se développera de façon satisfaisante en association avec le soma, c’est-à-dire avec le corps et la mise en œuvre de ses fonctions. L’existence psychosomatique est un accomplissement et, même si elle est fondée sur une tendance innée à grandir, elle ne peut être effective sans la présence d’un être humain qui participe activement au holding (« maintien ») et au handling (« maniement ») du bébé. Une rupture dans ce domaine correspond à des troubles somatiques. Ces troubles ont en réalité leur origine dans une structure instable de la personnalité. Vous remarquerez que la rupture des processus de croissance très précoces mène directement au type de symptomatologie que nous rencontrons dans les hôpitaux psychiatriques, de sorte que la prévention des troubles psychiatriques relève initialement des soins maternels et de ce que fait naturellement une mère qui a plaisir à s’occuper de son bébé.
Je pourrai mentionner les débuts de la relation d’objet, me situant ainsi dans une approche psychologique déjà plus élaborée. Vous comprendrez aisément que, quand la relation entre le bébé et sa mère est satisfaisante, il peut utiliser de façon symbolique les objets qui se présentent à lui. Je ne fais pas seulement allusion au pouce que suce le bébé mais aussi à ce qu’il peut attraper et qui sera plus tard une poupée ou un jouet. Toute rupture dans ce processus ne peut être définie que comme un défaut de la capacité d’établir une relation d’objet.
Notez que nous avons commencé par parler de choses très simples tout en abordant des sujets d’une importance vitale concernant la mise en place des bases de la santé psychique. Il reste évidemment beaucoup à faire ultérieurement et cela n’est possible qu’à condition que les débuts se passent bien. Puisque les mères sont parfois affolées par l’importance de ce qu’elles sont en train de faire, il vaut mieux ne pas leur dire. Si elles ont conscience de ce qu’elles font, elles le font moins bien. Cela ne s’apprend pas. D’ailleurs, l’inquiétude ne remplace pas cet amour très simple, presque physique. Alors, me direz-vous, pourquoi le signaler ? J’ai quand même envie de dire que, si quelqu’un ne se préoccupe pas de ces questions, nous risquons de négliger l’importance des toutes premières relations et d’intervenir trop rapidement, ce qu’il faut éviter à tout prix. Lorsqu’une mère est capable d’être simplement une mère, nous ne devons jamais intervenir. Comment voulez-vous qu’elle se défende puisqu’elle ne comprend pas ? Elle ne voit qu’une chose : elle a été blessée. Mais cette blessure n’est ni une fracture ni une coupure au bras, c’est une mutilation de la personnalité de son bébé. Bien souvent, une mère passe des années de sa vie à essayer de panser cette blessure, dont, en réalité, nous sommes responsables pour être intervenus dans une situation si simple qu’elle a pu nous paraître insignifiante.
[1] Conférence inédite. Nursery School Association of Great Britain and Ireland, London Branch, 16 février 1966.
[2] DonaldW. Winnicott, La mère suffisamment bonne, Ed Payot, Paris, 1996.
[3] Donald Winnicott, « La théorie de la relation parent-nourrisson « in De la pédiatrie à la psychanalyse