De Thierry Roth
On ne saute pas par-dessus son époque
Depuis quelques décennies, les progrès scientifiques et technologiques, soutenues par la dynamique du capitalisme néolibérale ont entraîné des bouleversements majeurs dans notre monde hypermoderne. Ils affectent aussi bien les modes de jouissances que la nature des liens sociaux, les façons de faire famille ou encore les pratiques éducatives. La subjectivité contemporaine n’est plus marquée par les mêmes symptômes que ceux rencontrés au temps de Freud, ni même au temps de Lacan. Partant de ce constat, la psychanalyse se doit d’inventer une nouvelle « boîte à outils » afin que « chaque psychanalyste soit en mesure de rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque »(2).
Comment maintenir vivante la théorie freudienne et lacanienne, tout en ouvrant la pratique analytique à des configurations inédites face à ce nouveau malaise ? Il s’agit d’accueillir la nouveauté de chaque époque comme une chance d’approfondir ce que l’inconscient, dans sa radicale singularité, ne cesse de mettre en jeu. Dans son dernier ouvrage, Thierry Roth, psychanalyste lacanien, interroge ce qu’il nomme « Les névroses de récusation ». Il s’agit d’une catégorie clinique nouvelle pour rendre compte des souffrances psychiques contemporaines, qui échappent aux classifications traditionnelles. Les notions classiques de névrose, psychose et perversion, ou encore le diagnostic d’« état limite » ne suffisent pas toujours à saisir les formes subjectives actuelles : addictions, errances, crises identitaires, angoisses diffuses. Ainsi, cet ouvrage s’inscrit dans une réflexion à la fois clinique et théorique. Comment penser ces nouvelles figures du malaise dans la civilisation, sans réduire leur singularité à un « fourre-tout » diagnostique ?
La problématique de la récusation
La psychanalyse freudienne et lacanienne a longtemps fonctionné avec une opposition nette. Dans la névrose, le Nom-du-Père est symbolisé, introduisant la loi et la limite, alors que dans la psychose, ce signifiant est forclos, rejeté hors du symbolique, ce qui ouvre entre- autre, la voie au délire. Mais l’auteur observe qu’il existe des cas qui ne correspondent ni à l’une ni à l’autre de ces positions. Ce qui domine alors n’est ni la symbolisation pleine, ni la forclusion radicale, mais un refus partiel, une récusation.
La récusation se distingue de la forclusion : le sujet connaît le Nom-du-Père, mais il le conteste, le met à distance, le refuse comme instance d’autorité ou de limite. Il ne s’agit donc pas d’une absence pure et simple, mais d’un rapport conflictuel, ambigu, au symbolique. Cette posture a des effets cliniques spécifiques que Roth décrit et différencie avec précision.
Les formes cliniques de la récusation
Roth dégage quatre formes principales de névroses de récusation, qu’il illustre par des cas cliniques.
- La récusation de l’autorité : le sujet rejette la fonction de limite incarnée par le Nom-du-Père. Il en résulte souvent une difficulté à s’inscrire dans des cadres sociaux ou institutionnels, une errance subjective et une défiance envers les figures d’autorité.
- La récusation du phallus comme signifiant du manque : le sujet refuse la médiation du manque et cherche à accéder à une jouissance immédiate, sans frein. Cela conduit à des formes d’addiction, de compulsion ou d’excès.
- La récusation du langage : c’est le refus de la médiation symbolique elle-même. La parole est vécue comme insuffisante ou inopérante, ce qui favorise le recours à des suppléments de jouissance (écrans, objets, images).
- La récusation de la limite entre soi et l’autre : ce refus fragilise les liens, provoque des troubles identitaires, une angoisse de dissolution, parfois même des passages à l’acte ou des violences relationnelles.
Pour autant, ces quatre modalités ne sont pas exclusives dans la mesure où elles peuvent se combiner, se déplacer, ou s’exprimer différemment selon les moments de vie d’un sujet. Mais elles forment un tableau cohérent qui permet de mieux repérer et traiter cliniquement ces souffrances.
Apports théoriques et pratiques
Par ailleurs, Thierry Roth montre qu’il ne suffit pas de coller l’étiquette d’« état limite » à des patients qui ne rentrent ni dans la névrose ni dans la psychose. La notion de névrose de récusation introduit un outil plus fin, qui éclaire le rapport particulier de certains sujets à la loi, au langage et au désir.
Sur le plan théorique, cela enrichit la clinique : au lieu de penser le Nom-du-Père uniquement dans une logique binaire (symbolisé ou forclos), Roth propose un troisième terme : « récusé ». Cela ouvre des perspectives nouvelles sur la manière dont les sujets contemporains traitent la question de la limite et de l’autorité symbolique.
Sur le plan pratique, cette distinction a des implications dans le transfert et dans la cure. Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer une loi à celui qui la récuse, mais d’accompagner le sujet dans son rapport conflictuel au symbolique, de soutenir une parole qui permette d’inventer des médiations là où elles manquent.
Au final, cet ouvrage s’impose comme une contribution féconde à la psychanalyse d’aujourd’hui. Bien que traitant d’un sujet psychanalytique exigeant, cet ouvrage n’est pas « jargonneux » et se distingue par une écriture claire, directe et accessible.
Elle oblige à repenser les catégories classiques, à faire bouger les lignes, tout en demeurant fidèle à ce qui fonde la démarche analytique à savoir comprendre comment chaque sujet, dans son époque, trouve – ou échoue à trouver – une place dans le langage, la loi et le désir.
Par ce geste, Roth ne cède pas à la tentation de diluer la psychanalyse dans les catégories psychiatriques contemporaines, mais au contraire il en renouvelle la puissance conceptuelle. Là où le diagnostic d’« état limite » reste trop imprécis, la notion de récusation introduit en quelque sorte une boussole nouvelle pour orienter le travail analytique et tenter de comprendre les impasses subjectives de notre temps.
L’un des mérites de Thierry Roth, est d’avoir su parler avec clarté d’un sujet exigeant, de telle sorte que son propos reste intelligible et accessible, sans jamais simplifier les enjeux théoriques de la psychanalyse.
* Thierry Roth, Les névroses de récusation, Ed Eres, Paris, 2025.
(2) J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.