• « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous,
  • Et moi plus que les autres »
  • Dostoïevski, Les frères Karamazov
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L’obscur sentiment de culpabilité

La notion de culpabilité n’est pas spécifique à la psychanalyse ; elle est avant tout, inscrite dans les mythes, la religion, la littérature, la philosophie et les arts. Affect protéiforme, la culpabilité se loge aussi bien du côté de la réussite (« quelque chose me pousse à faire toujours plus »), de l’échec (« avoir mal fait ») ou du manque (« ne jamais en faire assez ») que de l’auto-accusation (« avoir fait du mal »).

La question de la culpabilité a accompagné depuis son origine la réflexion et la théorie analytique. A cet égard, la grande découverte freudienne est d’avoir su repérer une culpabilité inconsciente qui implique une parenté qui se situe en particulier avec l’angoisse, la honte ou le sentiment d’insuffisance.

La psychanalyse par ailleurs, nous a appris que le sentiment de culpabilité n’a pas besoin qu’une faute soit réellement commise, pour qu’un sujet se vive comme coupable. Freud n’hésite pas à parler de la « conscience d’une culpabilité inconsciente » qu’il décrit comme « angoisse de conscience morale ». Ce qui veut dire que le sujet ignore souvent le véritable motif de sa culpabilité. Il est conscient de l’être, coupable, sans que rien ni personne ne l’accuse. Il n’a commis aucun délit, et pourtant l’inconscient lui dit qu’il est fautif.

Mais de quelle faute inconnue le sujet se sent – il coupable ?

Le surmoi, le « gendarme intérieur »

Par exemple, un sujet peut se sentir coupable de ne pas être conforme à une certaine image, un certain idéal ; coupable de ne jamais assez bien faire, de ne pas être à la hauteur de ce qu’il voudrait être. En somme, un sujet ne se sent jamais comme il faut, comme il faudrait qu’il soit. C’est le sentiment de culpabilité qui a conduit Freud à admettre une division du moi sous l’effet d’une instance critique qu’il qualifie de « surmoi ».

La culpabilité, précise-t-il, est « angoisse devant le surmoi »[1]. Le surmoi est cette instance de notre personnalité psychique qui se constitue progressivement par intériorisation des exigences et des interdits parentaux qui rythment l’évolution infantile en alternant les preuves d’amour et les punitions, génératrices d’angoisse. La notion de bien et de mal se forme pour une part par identification aux injonctions parentales. Par la suite, cette instance, siège de l’auto- observation, est intériorisée par le sujet, correspondant à ce que nous appelons la « conscience morale ». Son rôle est de juger, condamner, inhiber, surveiller, punir et commander le moi. Elle est en quelque sorte « l’instance judiciaire de notre psychisme ».

Le surmoi exige sans cesse plus de nous et nous impose de tendre vers un idéal qui s’avère être inatteignable. C’est comme si le sujet ressentait une tension, une coupure interne entre ce qu’il fait et ce qu’il devrait faire. Il y a d’une part, comme un impératif à développer ses capacités jusqu’à la perfection, et de l’autre un impératif qui exige de se dévouer à l’Autre, au détriment de soi. Cependant, Freud reconnaît qu’il n’y a pas de lien direct entre la sévérité du surmoi, élaboré par un enfant, et celle des traitements réellement subis dans son enfance. Parfois, une éducation laxiste peut entraîner, chez un sujet, le surmoi le plus féroce. C’est comme si l’enfant, n’ayant pas rencontré de « non », devait s’en créer un d’autant plus tyrannique.

Du reste, Freud dans son article « Criminel par sentiment de culpabilité », fait l’hypothèse que l’accroissement du sentiment de culpabilité inconscient peut aller jusqu’à pousser un sujet au crime. Il montre ainsi que tout se passe « comme si l’on ressentait comme un soulagement de pouvoir rattacher ce sentiment inconscient de culpabilité à quelque chose de réel et d’actuel »[2]. Dans ce cas, la culpabilité précède la faute ; comme si la seule façon de s’en délivrer, serait de commettre un crime, pour s’assurer d’être enfin coupable dans la réalité et pas seulement dans le fantasme. De la sorte, un sentiment de culpabilité peut devenir un pousse-au-crime dans un acte autopunitif ou même dans un « besoin d’avouer » (par exemple, un crime qu’on n’a pas commis).

 Dette et culpabilité

Par ailleurs, il y a un aspect comptable dans la culpabilité. Du reste, qui dit culpabilité dit dette ; cela veut dire qu’elle peut exiger un prix exorbitant. On peut penser à ces survivants des camps qui ont mis fin à leur jour, se sentant coupable d’avoir été épargné au détriment d’un autre. C’est comme s’ils se sentaient en « dette d’une vie », comme s’ils avaient le sentiment d’avoir « volé » une vie à quelqu’un d’autre.

« La voix de la conscience »

Le surmoi parle ; c’est par exemple, la voix de ma conscience, « la grosse voix » qui me fait éprouver le repentir de mon acte. Qu’est-ce que la grosse voix ? C’est le fait que toutes les premières paroles que reçoit un enfant ont valeur de commandement. Certaines paroles proférées par les parents auront force de destin. Des vies entières parfois se soumettent à un « Reste seul(e) ! » ou encore à un « N’existe pas, tu n’aurais pas dû naitre ! ».

C’est aussi le « mauvais œil », ce regard surmoïque, où l’injonction la plus radicale s’illustre par : « Ne bouge pas, je n’attends rien d’autre de toi que ton immobilité, ne te déplace pas, car tu n’as qu’une seule place : celle qui t’est assignée par mon regard. »[3]. Le sujet s’assigne une place qui ne vient pas de lui mais de l’autre. Toutefois, ce sentiment de culpabilité n’est en réalité qu’une représentation, un investissement du sujet, car c’est le sujet qui l’a fabriquée, organisée par et pour lui-même. Cette représentation est à rechercher du côté du sujet et non à l’extérieur. Freud définira le sentiment de culpabilité comme l’incapacité à se séparer d’un objet extérieur (le père par exemple). C’est le moi du sujet qui ainsi se trouve non séparé « d’un objet externe »[4], de sorte que la loi sévit maintenant de l’intérieur de lui-même.

Alors que Freud fait du sentiment de culpabilité l’héritier de complexe d’Oedipe, Lacan va lier la culpabilité au désir.

« Qu’as-tu fait de ton désir ? »

« Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir »[5]. C’est une formule bien énigmatique que nous propose Lacan et qui peut mener à bien des contre-sens. On peut entendre par exemple : « Je peux faire tout ce dont j’ai envie y compris me droguer toute la nuit, sans me sentir coupable » ou bien : « Mon psychanalyste m’enjoint à foutre en l’air mon mariage pour rejoindre ma maîtresse puisque tel est mon désir ». Or, cette formule n’est pas un sésame pour un lâcher-tout, ni une invitation pour se dédouaner de sa culpabilité à moindres frais, en faisant « tout ce qu’il te plaît » dans un relâchement hédoniste.

En l’espèce, s’agit-il de ne pas confondre « céder sur » avec « céder à », puisque l’un est lié au désir et l’autre à la jouissance. Or, le désir n’est pas la jouissance. Ainsi, cette formule renvoie à ce que Lacan appelle « L’éthique de la psychanalyse »[6], à savoir que c’est le désir même qui est la loi du sujet. Pour Lacan, désir et loi sont une seule et même chose.

« Céder sur », c’est se soumettre à quelqu’un, donc renoncer à résister. « Ne pas céder sur son désir », c’est en abandonner l’objet, y renoncer, le lâcher, le trahir. A ce propos, Lacan avance l’idée que si un sujet cède sur son désir cela s’accompagne toujours de quelque trahison : « Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même (….) Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte »[7]. Il ajoute que le paradoxe porte sur le fait que le plus souvent c’est pour le bien de l’autre que le sujet renonce, « voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures »[8]

La clinique du conjugal nous en livre de nombreux exemples. Un patient se plaint des reproches incessants de sa femme sur ses nombreuses absences, son manque d’attention, de privilégier sa séance de boxe du vendredi soir au détriment de sa famille. Pour elle, il n’est qu’un égoïste qui ne pense qu’à son plaisir et qui délaisse son foyer. Il en ressent un profond sentiment de culpabilité. Il se sent dans l’obligation morale de « faire son devoir », pour « le bien de sa femme », pour la « paix du ménage » et éviter « ses sempiternelles reproches ». Au final, se sentant fautif, il renonce à son désir par peur de perdre l’amour des siens. Or, n’oublions pas que si les sujets renoncent à poursuivre leurs désirs, ils cesseront d’être aimés, car ils auront perdu quelque chose d’essentiel d’eux-mêmes, d’être désirant.

La culpabilité est-elle soluble dans la cure analytique ? Nous promet-elle de devenir un homme, une femme, sans culpabilité, d’en finir avec ce poison qui inhibe nos désirs et nos actions ? Une thérapie ne fait pas totalement disparaître la culpabilité, pour la simple raison qu’elle est attachée à l’espèce humaine ; elle est en quelque sorte un fait de structure.

En revanche, une thérapie peut permettre à un sujet de « lentement déconstruire le surmoi hostile » et faire en sorte d’être moins perméable à la culpabilisation.


[1] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Ed Points, 2010, p.84.

[2] S. Freud, Le moi et le ça in Essais de psychanalyse, Ed Payot, Paris, 1981, p.267.

[3] Alain-Didier Weill, Qu’est-ce que le surmoi ? recherche clinique et théorique, Ed Eres, Toulouse, 2016, p. 9.

[4] Ibid, p.73

[5] Jacques Lacan, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p.368

[6] Ibid, p. 359 « L’éthique consiste essentiellement, en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite ».

[7] Ibid, p. 370.

[8] Ibid, p. 368