La normalité n’est pas un concept psychanalytique. Elle reste néanmoins une préoccupation au vu des questionnements qui ne manquent pas de nous interpeller : « Suis-je normal ? Qu’est-ce qu’être normal ? Existe-t-il des êtres normaux ? Existe-t-il une sexualité « normale » ? Mon couple est-il normal ? Mon corps ? Mes parents, ma famille, mes enfants… ?» Autant de questions formulées par les patients que nous recevons en consultation, soucieux d’ériger la normalité en « idéal » à atteindre.
Or, l’idée de normalité souffre d’ambivalence dans la mesure où elle s’attache à la fois à l’approbation et à la condamnation. Cette ambiguïté s’inscrit chez tout être parlant dont une partie de lui veut se conformer aux règles, tandis que l’autre souhaite y échapper. Peut-être que tous les sujets déploient des efforts considérables pour se comporter « normalement ». Or, l’idée que chacun se fait de sa propre normalité ne peut s’établir que par rapport à une norme. Et la toute première norme que nous connaissons nous est fournie par la famille. Ensuite arrive d’autres repères : normal par rapport à quoi ? Aux yeux de qui ?
Rolland Jacquard[1], dans « Être normal qu’est-ce à dire ? », s’interroge sur cette notion de normalité et les critères qui la définissent dans la société. Il insiste sur le caractère aléatoire et subjectif de cette norme, qui varie selon les époques, les cultures et les contextes sociaux.
[1] Rolland Jaccard (1941- 2021). Né à Lausanne, Roland Jaccard a longtemps été chroniqueur au Monde et directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Ecrivain, journaliste, critique littéraire, essayiste, son œuvre est composée d’essais (L’exil intérieur, La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale), de journaux intimes (L’âme est un vaste pays, L’ombre d’une frange, Journal d’un homme perdu, Journal d’un oisif), de livres illustrés (Dictionnaire du parfait cynique, Retour à Vienne).
La vraie normalité se moque de la normalité.
C. David
A bon et familier adjoignez normal ; à mauvais et étranger adjoignez pathologique et vous ne forcerez guère, au moins en ce qui concerne son aspect immédiat et le plus spontané, la signification commune du normal et du pathologique.
C. David
Être normal qu’est-ce à dire ? de Roland Jaccard[1]
Adaptation ou soumission
Normal, anormal : ces deux concepts clefs de la psychiatrie et de la psychanalyse ne s’utilisent plus aujourd’hui qu’avec d’infinies précautions, dont témoignent les guillemets dont on les pare volontiers. La normalité, par ailleurs, est une valeur en baisse ; à l’heure où chacun revendique sa névrose, sa psychose ou ses perversions, être normal, c’est faire preuve de bien peu d’originalité. Pourtant, ce couple conceptuel continue à régir la pratique psychiatrique, aussi bien d’ailleurs que nos rapports à autrui ; il ne suffit pas d’en inverser les termes pour les chasser de notre esprit ou les délester de leur charge affective.
Longtemps, les psychiatres ont tenu la normalité pour synonyme d’adaptation réussie ; être normal, c’était être bien adapté à son entourage, à la société dans laquelle on vit, ses mœurs, ses techniques, son idéologie dominante. Un des plus célèbres psychiatres américains, Karl Menninger, définissait la normalité en ces termes : « La normalité est l’adaptation des êtres humains au monde et à autrui avec le maximum d’efficacité et de bonheur. Pas rien que le rendement, ou rien qu’un certain contentement, ou la grâce de se conformer de bon cœur à la règle du jeu. Mais tout cela à la fois. C’est l’aptitude à garder une humeur égale, une intelligence alerte, un comportement apportant une certaine considération sociale et une disposition de caractère heureuse. Voilà, je pense, ce qu’est un esprit sain. »
À l’inverse, on qualifiera le malade mental d’incohérent, d’illogique ; et son comportement inapproprié, inadapté, révélera son anormalité.
Et, il est vrai, que pour définir la normalité, ce critère d’adaptation réussie et de rationalité vient spontanément à l’esprit.
On en voit, ou tout au moins on devrait en voir, assez vite également les limites : est normal celui qui s’adapte, c’est-à-dire souvent en fait celui qui se soumet à l’ordre, aux règles, aux normes de la société dans laquelle il vit.
On aboutit alors à des paradoxes tel celui que Georges Devereux, l’ethnopsychiatre, a mis en lumière : en avril 1945, la tâche du psychiatre allemand était accomplie le jour où son patient adhérait au Parti nazi ; en mai 1945, elle s’achevait le jour où son patient s’engageait dans le Parti chrétien-démocrate (s’il vivait à Francfort-sur-le-Main) ou dans le Parti communiste (s’il vivait à Francfort-sur-l’Oder).
En refusant d’admettre qu’il existe des sociétés ou des fragments de sociétés tellement malades qu’il faut être soi-même bien malade pour pouvoir s’y adapter, la théorie de l’adaptation a fait la preuve de son insuffisance.
En outre, le critère d’adaptation est toujours lié au comportement standard des classes dominantes. En effet, les psychiatres et les psychothérapeutes, issus généralement des classes moyennes ou supérieures, auront toujours, même s’ils s’en défendent, tendance à définir le normal par rapport aux valeurs de la classe à laquelle ils appartiennent, valeurs qu’ils considèrent comme valables pour toute la société.
Or, ces valeurs des sociétés industrielles et capitalistes, quelles sont-elles ? Elles sont centrées sur l’individu, le rendement, la compétition. La contemplation inactive – la vie des moines, par exemple – est méprisée, comme sont condamnés le repos dans la possession, la jouissance dans la richesse. Grosso modo, sont considérés comme normaux ceux qui réussissent matériellement et professionnellement ; le symbole de la réussite, c’est la bagnole et la résidence secondaire. Quand la majorité adhère à ces valeurs, elle réagit violemment contre ceux qui les nient consciemment ou non par leur comportement ; elle les désigne comme anormaux .
Prendre position par rapport à la réalité
Pour l’idéologie psychiatrique, l’individu normal est effectivement bien adapté, respectueux de la hiérarchie sociale, des codes sociaux, doté d’un moi fort, parvenu à une certaine maturité affective, à un certain degré de rationalité et de maîtrise de soi.
À l’opposé, l’individu anormal est décrit comme un être immature, doté d’un moi faible, labile, irrespectueux, se maîtrisant mal et dont la raison est infiltrée de fantasmes. Entre le normal idéal et l’anormal irrécupérable, il y a une échelle qui nous conduit du petit névrosé, en passant par l’artiste – justifié par ses productions – et l’adolescent en rupture de ban, aux grands malades mentaux.
Or, il est intéressant de le noter, l’individu normal, comme le névrosé ou le psychotique, par leur comportement prennent position par rapport à une certaine image ou une certaine définition officiellement prescrite de la réalité. Thomas S. Szasz, psychanalyste et professeur de psychiatrie à l’Université de New York, le premier à notre connaissance, a insisté sur ce point ; il est difficile de ne pas le suivre dans ses analyses.
Pour Szasz, l’individu normal accepte la réalité et s’y soumet ; le névrosé, pratiquement, l’accepte aussi, mais intérieurement refuse de s’y soumettre. Le psychotique, lui, ne murmure pas timidement comme le ferait un névrosé, qu’il ne sait pas qui il est : il affirme sans hésitation qu’il est le Sauveur ou l’inventeur d’une formule garantissant la paix mondiale. Une folle ne se résigne pas, comme pourrait le faire une femme normale, à n’être qu’une insignifiante esclave domestique ; elle proclame fièrement qu’elle est la Sainte Vierge ou la victime d’un complot ourdi contre elle par son mari.
Face à ce prétendu malade mental, quelle va être l’attitude du professionnel de la santé mentale ? Comment va-t-il réagir à ses assertions et à celles de ses proches ?
Apparemment, le psychiatre va se comporter de la façon dont est censé se comporter le médecin, donc l’homme de science qu’il prétend être, c’est-à-dire qu’il reste parfaitement impartial et neutre à l’égard des maladies mentales qu’il diagnostique et cherche à guérir.
Mais là Szasz pose une question qui est la plupart du temps occultée : comment un spécialiste peut-il aider un de ses semblables en proie à un conflit tout en demeurant en dehors de ce conflit ? La réponse est simple : il ne le peut pas. Derrière une façade de neutralité scientifique, observe Szasz, le psychiatre/psychanalyste est en fait acquis à l’une des parties au conflit et hostile à l’autre.
D’une façon générale, lorsqu’il s’agit de conflits moraux ou sociaux sans grande gravité tels qu’en présentent souvent les névrosés, il défend les intérêts que le malade estime être les siens contre les intérêts de ceux avec lesquels le patient est en conflit ; en revanche, lorsqu’il s’agit de conflits sociaux et moraux graves comme c’est souvent le cas dans les psychoses, il s’oppose aux intérêts du malade tel que celui-ci les ressent pour défendre ceux de l’autre partie.
« Toutefois, et c’est sur ce point que je voudrais insister, écrit Thomas Szasz, dans l’un et l’autre cas, le psychiatre dissimule sa partialité sous une prétendue neutralité thérapeutique, sans jamais se déclarer soit l’allié, soit l’adversaire du malade. Ni ami, ni ennemi, il se prétend médecin et homme de science. Au lieu de qualifier son intervention de salutaire ou de nuisible, de libératrice ou de répressive, le psychiatre
s’obstine à ne vouloir parler qu’en termes de diagnostic et de traitement du malade mental. Et je dis que c’est en cela précisément que la psychiatrie moderne a échoué tant sur le plan moral que sur le plan technique. »
En schématisant quelque peu, il est possible de dire que le psychiatre classique, traditionnel, le plus répandu aussi, prend parti pour la réalité ; le psychanalyste pour
le névrosé ; l’antipsychiatre pour le psychotique. La première position peut être qualifiée de conservatrice, la seconde de réformiste, la troisième de révolutionnaire. Il s’agit à chaque fois de prises de position philosophiques, idéologiques et politiques ayant trait au réel.
Que Freud se soit intéressé plutôt aux névrosés qu’aux psychotiques (de même que la plupart des psychanalystes aujourd’hui encore) n’est pas sans rapport avec son profond réformisme. Freud n’était pas un révolutionnaire ; il estimait le système social, économique et politique dans lequel il vivait souvent dommageable pour l’individu, mais perfectible quand même. De toute manière, il n’en voyait pas de meilleur. Sa critique sociale n’a jamais été radicale ; il partageait de fait la même mythologie que ses patients.
Normal et pseudo-normal
L’irruption de la politique et de la critique idéologique dans le champ psychiatrique et psychanalytique produit des effets bénéfiques. En ce sens que, pour une part toujours croissante de yintelli-gentzia et du corps psychiatrique, les notions de normalité et d’anormalité sont en train de prendre des significations nouvelles.
Ainsi, l’individu-bien-dans-sa-peau, adapté et rationnel, les psychanalystes en parlent souvent comme d’un individu pseudo-normal, réservant le terme de normal aux individus qui ont la possibilité (intérieure) de contester ce qui est et qui semble normal, bien que figé, pour passer à de nouvelles normes, elles-mêmes bientôt caduques et de toute façon relatives.
« Le pathologique, écrit Christian David, dans une telle perspective n’est pas l’abolition des normes vitales ou mentales, mais leur durcissement, leur rétrécissement et souvent leur distorsion. L’impératif d’adaptation au monde extérieur et au monde intérieur – inclus dans le principe de réalité freudien, et qui représente, pourrait-on dire, une organisation de la normalité ou de la normalisation psychique – suppose, en vertu de son essence dynamique, le maintien permanent d’une certaine marge ou d’une certaine faculté de désadaptation ».
Et Christian David de citer cet aphorisme d’Henri Michaux : « Ne te hâte point vers l’adaptation ; garde toujours en réserve de l’inadaptation. » Dans son poème The hollow men, T. S. Eliot dessine le portrait-robot de l’homme pseudo-normal, étranger à soi, exclu de soi, victime plus ou moins consentante de l’automatisme de répétition :
Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées quand
Mous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée
Geste sans mouvement, force paralysée…
Bref, il n’est plus un psychanalyste aujourd’hui qui, comme Edouard Pichon entre les deux guerres, écrirait dans la Revue française de Psychanalyse un article intitulé : « À l’aise dans la civilisation », article dans lequel Pichon affirmait que la liquidation de l’Œdipe, une heureuse répartition de la libido avec suffisamment de sublimation et d’oblativité, mettait l’être humain qui n’est pas qu’un pauvre champ de bataille des pulsions à l’aise dans la civilisation.
Toutefois, même s’ils distinguent le normal du pseudo-normal, même s’ils discernent dans la normalité le masque de la mort, les psychanalystes ne vont pas aussi loin que les antipsychiatres qui, eux, remettent entièrement en question le sens de notions telles que folie, normalité ou santé.
Anne, 13 ans
Radicaux, les antipsychiatres vont opposer deux concepts, ceux de santé et de normalité qui jusqu’alors étaient tenus pour synonymes. L’homme normal pour Ronald Laing est un malade qui s’ignore, ou qui est fier de l’être, alors que l’homme sain, lui, est parvenu à échapper au système qui rend malade. Ou tout au moins à se mettre à l’abri de ses retombées les plus funestes. C’est, si l’on veut, un fou qui a dépassé la folie, afin de pouvoir continuer à vivre dans la société des hommes dits normaux.
Dès lors, le rapport des antipsychiatres à ce qui est généralement considéré comme anormal, comme pathologique apparaîtra comme singulièrement subversif. Prenons un exemple : R. Laing fut amené un jour à traiter une adolescente, Anne, 13 ans, qui avait été internée et étiquetée schizophrène. Elle ne se nourrissait pas – ou tout au moins pas autant qu’on pensait qu’elle aurait dû – et passait des heures à fixer le mur blanc de sa chambre, refusant de parler à quiconque.
À l’hôpital, elle subit divers traitements : ergothérapie, psychothérapie individuelle et de groupe, traitements chimiques enfin, afin que son équilibre hormonal soit régularisé.
Bref, un traitement normal, complet, pour une fillette anormale. Apparemment, il n’y a rien à redire. Psychiatres, psychologues, ergothérapeutes font de leur mieux pour la guérir.
Toutefois, Laing observa que les parents d’Anne passaient plus de temps à regarder la télévision que leur fille à fixer le mur de sa chambre ; mais alors que le fait de regarder la télévision est une activité culturelle approuvée et encouragée le fait de fixer un mur ne l’est pas.
Il observa également qu’il ne restait plus que ce moyen à Anne pour fuir ses parents qui s’interpellaient, criaient mutuellement, la plupart du temps pendant que la télévision était ouverte à fond. Comme on lui interdisait de sortir de la maison, elle montait se réfugier dans sa chambre. Que pouvait-elle faire pour fuir ces braillements, ces querelles ? Elle fixait le mur, parvenant ainsi à s’isoler.
On pouvait évidemment parler de symptôme schizophrénique – et on ne manqua pas de le faire ; mais on pouvait également dire qu’elle était en état de méditation. Tout dépendait du sens que l’on entendait donner à ce qui apparaissait comme un non-sens. Pour Laing, l’attitude de cette adolescente était saine (vouloir fuir l’univers de ses parents) et les traitements qu’elle subissait propres à la rendre folle. Vraiment folle. Il estima que si elle aimait fixer les murs, il fallait lui demander si elle ne désirait pas aller voir quelqu’un qui avait fixé les murs plus longtemps qu’elle et qui pourrait l’aider à poursuivre cette activité.
Les grandes lignes de l’aide qu’il lui proposa furent les suivantes : la méditation et le jeûne ; il convenait, selon Laing, de délivrer son rythme biologique du contrôle culturel et chimique de façon à ce qu’il puisse fonctionner librement et qu’elle puisse s’auto- réguler : qu’elle mange lorsqu’elle aurait faim, qu’elle ne mange pas si elle n’avait pas faim, qu’elle parle quand elle en aurait envie et non pas parce qu’on lui avait adressé la parole…
Bref, tous ces symptômes dont on avait bâti un tableau complet et réel d’une schizophrénie, pouvaient être considérés, en les regardant simplement sous un angle différent, en les dédramatisant et en les démédicalisant, comme le moyen qu’elle avait choisi pour sortir du piège dans lequel elle était enfermée.
Cet exemple est frappant, car il montre bien la relativité des concepts normal et anormal dans la vie courante, comme dans les us et abus de la psychiatrie. En définitive, qu’est-ce qui est normal : regarder la télévision pendant des heures en s’interpellant ou fixer en silence dans un état de méditation une surface blanche ?
De l’usine à l’hôpital psychiatrique
Autre cas : celui d’une jeune ouvrière travaillant dans un atelier de montages électroniques ; elle était désespérée, car elle ne parvenait pas à suivre le rythme de ses camarades. Ses doigts, disait-elle, s’engourdissaient avec l’attention qu’elle mettait à leur imposer le rythme de la chaîne. Jusqu’au jour où une compagne lui révéla son secret : s’imaginer seule, peu vêtue, allongée au bord d’un lac placide, par une température idéale contemplant sans contrainte la tranquillité du lieu…
Effectivement, ce rêve lui permit d’égaler ses compagnes ; mais comment n’être pas pris de vertige en imaginant cet atelier de vingt ouvrières, allongées au bord de vingt lacs différents, émancipant leurs doigts par vingt rêveries également voluptueuses ?
Supposons qu’un beau matin cette ouvrière refuse de se lever ; qu’elle affirme être une nymphe souriante ; qu’elle se replie sur son monde intérieur ; elle en tirera un bénéfice immédiat : échapper à une réalité abrutissante autant qu’aliénante. Elle risque cependant fort d’être conduite à l’hôpital psychiatrique et, pour avoir décroché, pour avoir perdu le sens des réalités, pour s’être réfugiée dans un contre-monde, d’être étiquetée schizophrène. Effectivement, il y a chez elle une fuite de la réalité et la construction d’une néo- réalité délirante.
Le psychiatre qui juge normal qu’une ouvrière passe huit heures quotidiennement devant une machine, ne s’interrogera pas sur ce qu’elle fuit. Sous son regard cette femme va devenir une malade mentale. Pour que la société soit saine, il faut que celui qui la conteste soit fou.
Certes, le malaise existait déjà auparavant ; mais médicalisé, il devient mental et individuel. Le but que poursuivra l’employé de la santé mentale, quelles que soient par ailleurs ses dénégations, sera la réadaptation pure et simple au système des valeurs officielles. Ce qui, soit dit en passant, rend la maladie mentale presque incurable. Le psychotique, en effet, sait que le monde lui est hostile : il ne désire donc plus sortir de l’hôpital ; il sait que l’hôpital également lui est hostile : il ne désire donc plus sortir de son univers intérieur. Ôtant par là tout espoir au médecin, à l’ami de l’aider.
D’où, comme l’observe Delacampagne, ces cas, quelquefois extraordinaires, de fous qui consacrent la totalité de leur existence asilaire, pendant des années et des années, à la répétition interminable de quelque obscur travail – peut-on encore dire artistique ? – qu’ils redéfont sans cesse pour pouvoir le refaire : peinture, broderie ou graffitis. Occupation tout entière tournée vers l’intérieur de l’âme, ne requérant que le strict minimum de matériel (un crayon, du bois…), bricolage – interminable comme, par définition, tout bricolage. Et où la répétition a pour fonction de tuer le temps en empêchant de le voir passer.
La théorie et la pratique
« Nous sommes des marginaux et nous nous occupons d’autres marginaux. S’il n’en était plus ainsi, si la psychanalyse cesse un jour d’être en marge des normes acceptées, eh bien, elle ne remplira plus sa fonction », écrivait récemment dans la Revue française de Psychanalyse Joyce Mac Dougall ; elle rappelait, à ce propos, que même les analystes américains, connus pour leur goût pour l’adaptation et la capacité de prendre des décisions, ont sonné l’alarme il y a belle lurette contre les impétrants normaux qui désirent devenir psychanalystes. Les sujets qui ne se reconnaissent aucun symptôme, qui ignorent la souffrance psychique, qui n’ont jamais été frôlés, de près ou de loin, par la torture du doute ou la peur de l’Autre, ces gens trop bien dans leur peau, ne sont pas doués pour être analystes.
La psychanalyse et l’antipsychiatrie ont largement contribué à cette mise en question, à cette relativisation, voire à ces détournements sémantiques dont sont de plus en plus l’objet les notions de normal et d’anormal.
De l’individu normal – qui ne doute ni de son bon sens, ni de son être et qui mourra aussi bien pour la république que pour la royauté – les psychanalystes et les antipsychiatres nous disent que c’est un grand malade. En théorie, comment leur donner tort ? Mais dans la pratique, il en va bien différemment : normal et anormal gardent un sens descriptif et appréciatif voisin de celui que véhicule l’idéologie dominante. L’anormalité, la marginalité demeurent un luxe de riches. Les hôpitaux psychiatriques sont là pour le rappeler.
[1] Roland Jaccard, L’exil intérieur, Ed PUF, Paris, 1975, p. 105.