« Cet individu qui n’est pas atteint par l’angoisse a l’indifférence de la bête. »
Georges Bataille in L’expérience intérieure (1943).
L’angoisse travaille au corps
Quiconque a connu l’angoisse s’en souvient comme d’un moment douloureux, un de ces « sales quarts d’heure » comme on dit, où le temps est aboli. Souvent, les hommes la dissimulent, la considérant comme un « signe de faiblesse ». Or, à la question : « Qui n’a pas éprouvé un jour l’angoisse dans son existence ? » La réponse semble banale puisqu’elle est l’expérience humaine la mieux partagée. Dans le langage courant, cet « état affectif » comme le nomme Freud, est souvent confondu avec le stress, la pression, l’anxiété, la peur, ou encore le doute. Ajoutons qu’il y a dans l’angoisse une « affreuse certitude » , d’une rencontre avec un réel qui ne trompe pas et qui, en outre, ne fait pas semblant : le sujet l’éprouve dans son corps. Il décrit une grande variété de signes cliniques, comme une gorge serrée, une tachycardie, des palpitations, une pâleur, des vertiges, un souffle court, des sueurs froides. Même si « l’angoisse angoisse », ce n’est pas de la peur. Dans la peur, l’objet est connu et de plus, comme le souligne Lacan : « la caractéristique de l’angoisse manque, en ce sens que le sujet, n’est ni étreint, ni concerné, ni intéressé au plus intime de lui-même ».
Quelle peut-être la source de l’angoisse ? Freud est tenté « d’admettre la présence d’un facteur historique…L’état d’angoisse serait la reproduction d’une expérience vécue. »
Une expérience originaire
Nous aurions tous connu cette expérience au moment du « traumatisme de la naissance » comme l’appelait Otto Rank. L’angoisse de la naissance fait ressortir ce sentiment d’étouffement ainsi que des modifications du rythme cardiaque dont le bébé fait l’expérience réelle en naissant. La naissance est aussi la première perte, celle du placenta, la coupure du cordon et l’irruption dans un monde autre, étranger.
Puis, du fait de son état de « prématurité », le petit d’homme fait l’expérience de sa dépendance. Dès lors, il sera confronté à ce que Freud appelle la Hilflosigkeit, à savoir une détresse absolue du bébé, jeté au monde, incapable de subvenir seul à ses besoins. Cette épreuve laisse une marque indélébile et serait constitutive de notre rapport à l’angoisse. Du reste, on en retrouve les traces dans certaines peurs infantiles : peur du noir, du silence, de la solitude. A partir de cette réflexion, Freud se demande :
« D’où provient, l’inquiétante étrangeté du silence, de la solitude, de l’obscurité ? », Et il ajoute que ces trois circonstances sont celles : « auxquelles l’angoisse s’attache chez la plupart des humains, une angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait ». Le poète Rainer Maria Rilke dans une lettre à Lou Andréas Salomé décrit, avec des mots justes, ce besoin de sécurité qu’il trouve auprès de la femme aimée : « Je te parle comme les enfants parlent dans la nuit : le visage enfoui contre toi, les yeux fermés, sentant ta proximité, ta protection, ta présence ».
De son côté, Freud illustre son propos en rapportant le dire d’un « enfant, anxieux de se trouver dans l’obscurité, s’adressant à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine.
- « Tante, parle-moi ; j’ai peur.
- – À quoi cela te servirait-il, puisque tu ne me vois pas ? »
- « Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle. »
Il fait effectivement plus « clair » quand on a le sentiment d’exister dans le désir de l’Autre. Parler dans l’obscurité, c’est en quelque sorte conjurer l’absence, tenter de s’assurer que l’Autre n’est pas trop loin, même s’il est hors de sa vue (et non perdu de vue).
Par ailleurs, Lacan faisait remarquer que même si beaucoup d’enfants sont concernés par la peur de l’obscurité, ce n’est pas le cas de tous. Il ajoute cependant que le défaut de certains repères est une des dimensions de l’angoisse.
L’angoisse signal
Freud ne va pas s’arrêter là concernant l’angoisse. D’une part, il va établir une distinction, entre une « angoisse devant un danger réel » dite « angoisse automatique » qui survient lors d’une situation traumatique. Elle a une fonction positive de barrière de protection, de défense face à la survenue d’un danger extérieur imminent. D’autre part, il décrit une « angoisse psychique » qui fonctionne comme un signal pour avertir le moi d’une « situation de danger » interne comme par exemple dans l’attente anxieuse ou l’angoisse phobique.
« Angoissé…sans savoir pourquoi »
Un sujet en proie à l’angoisse se sent comme impuissant, empêché, car envahi par quelque chose qu’il ne maîtrise pas et qu’il subit de façon passive. Pire, il pense que les autres ne connaissent pas les affres de l’angoisse et se croit seul atteint de ce qu’il considère être une « maladie ». Comment rester calme quand le corps s’emballe ? Comment ne pas s’inquiéter quand on peine à respirer et que l’on ressent une oppression dans la cage thoracique ? Face à ce débordement d’affect douloureux corrélé parfois avec une peur de mort imminente, le sujet littéralement s’affole. Certains consultent en urgence, persuadés d’être atteints d’une pathologie grave. Et pourtant, les examens médicaux sont normaux. Si tous ces signes cliniques ne sont pas l’antichambre d’une maladie somatique, le sujet est tout de même confronté à un éprouvé corporel qui reste pour lui une énigme : « Je suis angoissé… sans savoir pourquoi ».
Quelle est la cause de l’angoisse ? Freud s’est posé la question, car il l’a rencontrée chez ses patients. Il considère l’angoisse comme un « affect – signal » d’un danger. Ainsi, le mécanisme de l’angoisse peut surgir quand un sujet est confronté par exemple à une perte, une séparation ou une peur de l’abandon qui risque de le replonger dans une détresse primordiale.
Là où je désire, j’angoisse
De son côté, Lacan va garder la notion d’angoisse-signal tout en y apportant un nouvel élément, puisqu’il va l’articuler au désir. « L’angoisse n’est pas sans objet », dit-il. Elle ne se comprend pleinement que dans son lien au désir. Elle surgit par exemple lorsque le sujet ne sait pas quel objet de désir il représente pour autrui. Dès lors, cet Autre représente un danger pour lui. Que me veut-il ? Comment me veut-il ? Que suis-je pour lui ? Objet d’amour, de désir sexuel, de rejet, de jouissance ou d’emprise ? La source de l’angoisse, c’est de ne pas savoir quel objet je suis, pour ce désir que je perçois chez l’Autre.
Pour Freud comme pour Lacan, l’angoisse se révèle être intimement liée à nos relations affectives.
Exemple clinique
Illustrons ce propos par une vignette clinique. Une jeune analysante dit avoir ressenti une forte angoisse quand un garçon, qui lui plaisait beaucoup, lui a donné rendez-vous : « J’étais pétrifiée devant lui, incapable de parler. J’ai même bafouillé. Je ne me suis pas reconnue. » Cette jeune analysante a fait l’expérience de la confrontation directe au désir de l’Autre. Le garçon qui lui plaît se présente à elle comme porteur d’un désir, mais d’un désir dont elle ignore ce qui est attendu d’elle. L’assurance, qu’elle affiche d’ordinaire lui servait à masquer un manque, à tenir une position de maîtrise. Or, devant ce garçon, cette défense s’effondre. Ainsi, elle se découvre à la fois objet possible du désir de l’Autre, et sujet du désir et c’est précisément là où se produit son angoisse. L’énigme de ce qu’elle représente pour lui – être aimée, désirée, utilisée ou rejetée – met en lumière ce manque fondamental qui fonde son propre désir, mais qu’elle ne peut assumer sans vaciller.
Pour conclure, que répondre à la plainte de nos patients ? L’angoisse n’est pas un échec, ni un dysfonctionnement. Elle ne se guérit pas, mais se traverse. Ce que l’angoisse dévoile, c’est que le sujet est fondamentalement divisé, confronté au manque dans l’Autre où il reconnaît les atermoiements du désir. Il est aussi vulnérable à la perte qu’au regard de l’Autre. Néanmoins, elle est structurante car indicatrice d’un mouvement subjectif profond. L’angoisse mérite donc d’être entendue, non comme un simple symptôme à faire taire, mais comme un signal intérieur, une vérité du sujet qui cherche à se dire.
Références
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S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971, leçon 25, « L’angoisse », p. 370.
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Ibid.
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre X : L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 187.
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S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1971, p. 54.
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O. Rank, Le traumatisme de la naissance (1924), Paris, Payot, 2002.
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S. Freud, Introduction à la psychanalyse, chap. XXV « L’angoisse », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965, p. 384.
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Ibid.
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R. M. Rilke, Lettres à Lou Andréas-Salomé, 10 août 1903, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 58-59.
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S. Freud, Introduction à la psychanalyse, chap. XXV « L’angoisse », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965, p. 384.
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre X : L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
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S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1971, p. 57.
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre X : L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.