« Nous avons remporté déjà de tels triomphes contre la nature que l’on peut très bien décréter que l’asphyxie est la vraie manière de respirer ».
Romain Gary, Clair de femme.
« Dans la relation d’emprise, il s’agit toujours et très électivement d’une atteinte portée à l’autre en tant que sujet désirant qui, comme tel, est caractérisé par sa singularité, par sa spécificité propre. Ainsi, ce qui est visé, c’est toujours le désir de l’autre dans la mesure même où il est foncièrement étranger, échappant, de par sa nature, à toute saisie possible. L’emprise traduit donc une tendance très fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité ; la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement assimilable ».
Roger Dorey,1981 « La relation d’emprise » in Nouvelle revue de psychanalyse, 24, Paris, Gallimard.
Définition
Quand on parle d’emprise, de quoi parle-t-on ?
Cette notion nous confronte à un alliage entre domination, soumission et dépendance. Le dictionnaire définit le terme emprise comme : « Une forme de domination intellectuelle ou morale ». Si l’emprise n’est pas « l’exclusivité » des hommes, on s’aperçoit qu’elle est souvent exercée par des hommes sur des femmes. « Être sous l’emprise de » comme on dit, renvoie à quelque chose que l’on subit passivement et qui exhorte à l’obéissance. L’étymologie latine du mot indique deux verbes : prendre (imprehendere) comme « prendre le pouvoir sur » et le verbe « entreprendre » (emprendre). Il y a donc dans l’emprise, l’idée de mainmise c’est-à-dire faire en sorte de maintenir l’objet pas trop loin pour garder un œil sur lui et par là-même, contrôler son autonomie. On retrouve cette idée dans les relations familiales, puis entre deux individus, ainsi que dans les liens amoureux mais également dans les rapports hiérarchiques au sein de l’entreprise, ou dans les pratiques sectaires.
L’emprise n’est pas une notion nouvelle, elle a toujours existé, même si le mot lui-même était peu utilisé jusqu’alors. Aujourd’hui, l’emprise est devenue un phénomène social majeur de notre société et le mot même s’est invité dans notre discours.
Cependant, comme tout mot « à la mode », il a tendance à être utilisé à torts et à travers, ce qui lui fait perdre tout son sens et frise parfois la caricature. Du reste, quand les médias en parlent, ils utilisent les termes de pervers narcissiques, de relation toxique, de manipulation mentale, de complotisme. Or, ces signifiants nouveaux recouvrent en réalité, ce que Freud a nommé « pulsion de mort ».
Libération de la parole
Ces dernières années, on a assisté à la mise en évidence dans notre société de comportements sexuels agressifs et destructeurs : incestes, viols, pédophilie, violences faites aux femmes. Ce qui était invisible et complaisamment accepté hier, est dénoncé aujourd’hui. Cette prise de conscience, s’est notamment effectuée à la faveur du mouvement ME TOO. A partir de 2017, la parole des femmes s’est libérée sur les violences sexistes ou sexuelles qu’elles subissaient dans la honte et le silence. Qui plus est, la littérature est venue apporter ses témoignages avec entre autres, les livres de Vanessa Springora, Le consentement, puis Camille Kouchner, La familia grande et Neige Sinno, Triste tigre pour dénoncer les maltraitances sexuelles et psychologiques, les abus de pouvoir, les viols et les manipulations mentales sur enfants. Chacun de ces témoignages décortique à sa façon le processus de la relation d’emprise et acte, en quelque sorte, un moment de vérité d’une parole longtemps bâillonnée.
La notion d’emprise n’est pas, à proprement parler, une notion issue du champ de la psychanalyse. Et pourtant, le travail avec nos patients nous confronte chaque jour à la clinique de l’intersubjectivité où se dessinent différentes formes de relation d’emprise ; celles-ci vont du harcèlement moral, au traumatique, en passant par le lien tyrannique, le dénigrement, la disqualification, le rabaissement, la manipulation mentale et parfois jusqu’au « meurtre psychique ».
La pulsion d’emprise chez Freud
C’est le plus souvent sous l’appellation de « pulsion d’emprise » que cette notion figure dans le corpus freudien. Freud considère cette pulsion comme non sexuelle, rattachée à la cruauté infantile (sadisme), qui ne s’unit que secondairement à la sexualité, et dont le but est de dominer ou de s’approprier l’objet par la force.
La pulsion d’emprise est présente dès le début de la vie, au service du lien primaire, entre la mère et le nouveau-né : « Le toucher est le commencement de toute emprise, de toute tentative pour mettre à son service une personne ou une chose »(1). Pour Freud, la pulsion d’emprise chez l’enfant se sert de l’appareil d’emprise « œil-main-bouche » pour s’approprier, jeter, casser des objets ou mordre. Ce processus participe au développement du bébé et s’avère fondamental dans la construction du sujet. Ainsi, grâce à cet appareil d’emprise, il va construire la maîtrise de son propre corps et se familiariser avec le monde qui s’ouvre à lui. C’est un désir de connaissance, de découverte et d’autonomie naissante, qui ne doit pas être entravé par l’entourage ; par ex, passer de la position assisse pour se dresser sur ses jambes et esquisser ses premiers pas, saisir son gobelet et le porter à sa bouche sont comme le souligne Alain Ferrant, « des succès d’emprise »(2), des victoires du « moi tout seul »(3). Cependant, Freud n’en restera pas là, il va enrichir sa réflexion sur le destin de la pulsion d’emprise en introduisant la pulsion de mort, qu’il oppose aux pulsions de vie. Alors que la pulsion de vie est une force vitale, au service de la construction, la pulsion de mort « brise les rapports », « détruit les choses », elle est force de déliaison. Comment dès-lors appréhender l’emprise sur un versant destructeur et toxique, c’est-à-dire cette pulsion qui vise à dominer, à agresser et à détruire l’autre par la violence physique ou verbale dans une volonté de puissance.
L’emprise et « l’hypnose amoureuse »
Nous sommes tous sous emprise à des degrés différents. Ne sommes-nous pas « sous emprise » quand on aime ? Alain Finkielkraut estime que « l’emprise est une bénédiction »(4) quand on est amoureux. Or, cette délicieuse emprise peut vite devenir une « malédiction », quand l’un des deux partenaires s’octroie les pleins pouvoirs dans l’intention d’asservir l’autre à son propre désir. La psychanalyse peut-elle apporter un éclairage sur les soubassements du lien d’emprise abusif. Pourquoi un sujet accepte-t-il de se faire inféoder par un autre, qui prend le pouvoir sur lui, au point de l’obliger à consentir à ce qu’il ne veut pas ?
Pourquoi cette obéissance ? Pour s’adapter aux attentes et aux exigences de l’autre ? Il y a aussi la peur de déplaire, du rejet, de l’abandon, des représailles. Que dire de ce « non » de l’intime qu’une femme ne s’autorise pas à opposer à son conjoint, par peur de perdre son amour ou qu’il se détourne d’elle. On peut se demander, si ce sujet, mis sous « tutelle psychique » par cet autre, n’est pas dans la position d’un sujet hypnotisé. Ainsi, il se livre sans défense, corps et biens à son hypnotiseur, exigeant et autoritaire. A ce propos, Freud observe des similitudes entre l’état amoureux et l’hypnose :
« Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur, comme envers l’objet aimé. »(5) Ainsi, l’aimé a pris la place de « l’idéal du moi » du sujet et alors que son moi devient « de moins en moins exigeant et prétentieux, l’objet devient de plus en plus magnifique et précieux »(6). La thèse de Freud peut nous éclairer pour appréhender la relation d’emprise amoureuse où un sujet, dans l’aveuglement de l’amour, peut s’abandonner, « sans limites », à un être qu’il considère comme « surpuissant ». Or bien évidemment, cet autre idéalisé est paré de toutes les qualités, jusqu’à devenir un véritable objet de fascination. Dans un lien d’emprise, le partenaire peut profiter de ce sentiment de puissance qu’il a acquis sur sa partenaire et lui imposer en retour, un « terrorisme de la souffrance », comme par ex des humiliations, des disqualifications, du sadisme ou de la cruauté. Si au départ, le levier de l’emprise est l’amour, vient ensuite la peur qui : « comporte en supplément la paralysie née du rapport d’un être surpuissant à un être sans puissance, sans défense, ce qui se rattache en quelque sorte à l’hypnose de frayeur des animaux ». (7) L’emprise peut s’exercer par la séduction mais également par la force physique et le forçage psychique afin de faire plier l’autre à sa volonté.
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1 S. Freud, Essais de psychanalyse, Ed Payot, Paris, 1981.
2 Alain Ferrant, Les dédales de l’emprise, entre tyrannie et création, Ed Eres, Paris, 2024.
3 Ibid
4 Alain Finkielkraut, Pêcheur de perles, Ed Gallimard, Paris, 2024, p.19.
5 S. Freud, Essais de psychanalyse, Ed Payot, Paris, 1981, p. 178
6 Ibid, p. 177
7 Ibid, p.180-181