Céder n’est pas consentir : une approche clinique et politique du consentement de Clotilde Leguil[1]

Dans cet essai, Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, explore les ressorts du consentement dans l’existence d’un sujet. L’auteur est parti de l’aphorisme « Céder n’est pas consentir », non pas comme un slogan adressé à l’Autre mais en l’abordant comme une énigme pour le sujet lui-même. Il s’agit de faire une distinction entre « céder » et « consentir » en s’appuyant sur la psychanalyse, la philosophie et la littérature.

Cet ouvrage s’inscrit dans une actualité politique, celle de la libération de la parole des femmes. D’ailleurs, le mouvement #MeToo marque un premier temps logique de cette grande transformation sur la question du consentement.

Mais cet essai s’inscrit aussi dans une actualité littéraire avec deux récits témoignages en première personne : Le consentement de Vanessa Springora et La Familia Grande de Camille Kouchner. Ces deux livres témoignent d’une expérience de l’abus, de l’emprise et du silence. Avec l’écriture, nous sommes au cœur du sujet et de l’intime. Des mots pour dire la vérité d’un sujet et l’indicible d’un trauma.

Le consentement porte toujours en lui une part d’énigme, c’est une ouverture à l’autre : je fais confiance au désir de l’autre. Ce fondement énigmatique du consentement, qui peut aussi comporter une ambiguïté, ne doit pas être confondu avec le forçage de l’Autre. L’auteur le rappelle, « On se laisse tous faire » comme l’expérience de la vie amoureuse nous l’apprend, mais « se laisser faire », peut également conduire à un « se forcer soi-même à faire ce qu’on ne désire pas ».

Cet essai montre que le désir n’est pas la pulsion et que la confrontation au forçage laisse des marques ineffaçables chez un sujet, qui n’a pas pu, ou pas su dire non.

Néanmoins, comme le souligne Clotilde Leguil, un sujet peut aussi désobéir à la soumission qu’il s’est imposée et sortir du silence, « là où son désir est maltraité, déconsidéré, quelque fois traumatisé ». Qu’ai-je peur de perdre en refusant de consentir à ce que pourtant je ne désire pas ? Au nom de quoi se laisse-t-on faire ?

Dans un article publié dans Lacan quotidien, Clotilde Leguil[2] apporte un premier éclairage clinique à la question du consentement à partir du livre, La familia grande de Camille Kouchner.

« Au nom de quoi le sujet consent-il à ce que, pourtant, il ne désirait pas ? Au nom de quoi se laisse-t-on faire, quitte à en payer le prix par « une immense culpabilité d’exister (1) » ? Le livre de Camille Kouchner La Familia grande, après celui de Vanessa Springora sur Le Consentement, nous conduit aux racines de l’expérience énigmatique du consentement. Car le consentement n’est pas seulement une affaire de sujet libre et éclairé. Il touche au plus intime d’un sujet, qui a besoin pour exister de faire confiance à quelqu’un. En ce sens, celui qui trahit un consentement instrumentalise la confiance et la foi en la parole.

Dans ce livre, il est en effet question d’une affaire de consentement, qui nous montre que l’abus peut commencer subrepticement simplement depuis ce qui est entendu, ce qui est su, et qui vient s’immiscer au cœur de la vie intime d’un être, ici d’une adolescente. « Il entrait dans ma chambre et par sa tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, enracinait le silence (2) », écrit-elle. L’abus, c’est ici l’emprise qui fait taire le sujet sans même que celui-ci ne s’en aperçoive. Ce que Camille Kouchner démontre ainsi, c’est que faire confiance lorsqu’on a quatorze ans est une condition indispensable pour loger son être. Avoir foi dans les paroles d’un à qui on s’en remet, c’est croire en l’Autre, mais aussi dans le monde. Comment exister sinon ? Entre céder et consentir « Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste était interdit » (3) : Camille Kouchner se sent coupable de son propre consentement. Mais doit-on penser que l’adolescente qui se tait – comme le lui demande son frère par ces mots : « si tu parles, je meurs (4) » – consent vraiment à ce silence ? Est-ce parce qu’elle garde secrète la confidence que son frère lui a faite à elle, et qu’elle obéit, sous le coup de l’emprise, à ce silence que lui impose son beau-père, qu’elle consent ? Si le consentement peut ouvrir la voie à l’abus et plus précisément à un « se laisser abuser », en tous les sens du terme, c’est aussi qu’il y a une zone trouble entre « céder » et « consentir ».

Je voudrais revenir à travers la lecture de ce livre sur l’aphorisme « céder n’est pas consentir », pour montrer à quel point la frontière entre « consentir » et « céder » est à la fois nécessaire et en même temps précaire. En un sens, et comme elle le dit, elle a consenti, c’est vrai. Mais elle a consenti sans savoir à quoi elle consentait, elle a consenti à ce qu’elle n’a compris ni choisi. Son consentement au silence ne se fonde pas tant sur une insondable décision de l’être qu’il n’est déjà l’effet du trauma. Elle a cédé à la situation plus qu’elle n’y a consenti, forcée par son beau-père de choisir entre « perdre le monde qui était le sien », celui de la familia grande, ou se taire. Ce récit permet ainsi d’approcher cette frontière entre

« céder » et « consentir », où apparaît que, quelquefois, un sujet ne dispose pas des moyens de dire « non ». À propos du suicide de Paula, sa grand-mère, événement tragique qui précède l’abus sexuel par son beau-père sur son frère jumeau, Camille Kouchner écrit : « Ce jour-là, j’ai été ensevelie par la peur » (5). Dès lors vacillent les fondations de son monde suite à ce suicide, c’est alors que sa mère sombre et n’est plus là pour elle, c’est alors aussi que son beau-père, adoré jusque-là, abuse de son frère jumeau. L’adolescente de quatorze ans s’est donc tue, médusée par l’emprise de cet homme venu se loger à la place du père qui lui manque. Elle s’est tue en proie à la peur qu’un autre drame surgisse, qu’un suicide se répète dans la famille, celui de sa mère gravement fragilisée par la perte violente de sa propre mère. La culpabilité de ne pas avoir su dire « non », la culpabilité d’avoir dit « oui » à ce qu’elle n’a pas compris en se taisant, est désormais ce qui la hante, l’hydre qui l’empoisonne, comme elle la nomme.

Cette plongée aux racines du consentement nous montre qu’à l’origine de la culpabilité ressentie, suite au traumatisme sexuel et psychique, une expérience du « se laisser faire » fait retour pour le sujet sous forme d’énigme. Pourquoi se laisse-t-on faire par l’autre ? « J’avais 14 ans et j’ai laissé faire. J’avais 14 ans et en laissant faire, c’est comme si j’avais fait moi-même. J’avais 14 ans, je savais et je n’ai rien dit » (6). Le sujet abusé par l’autre se reproche après coup d’avoir cédé à une situation qui forçait son consentement. Le sentiment de la faute, de sa faute est ici le stigmate de l’expérience du « se laisser faire » sous le coup de l’emprise.

Mais au nom de quoi finalement le sujet se laisse-t-il faire ? Au nom de… Il y a toujours un « au nom de », qui fait consentir et fermer les yeux. Il y a toujours un « au nom de » qui pousse à se laisser faire. Il y a toujours un « au nom de », qui invite à la démission de soi-même. Mais c’est aussi « au nom de » que le sujet peut un jour se réveiller et désobéir enfin, s’extraire de la soumission qu’il s’est imposée. Si c’est au nom de La familia grande et de l’amour pour sa mère que Camille Kouchner a consenti un temps au silence, c’est peut-être aussi au nom de ce que signifie maintenant pour elle être une sœur, au nom de ce que signifie d’être devenue mère et s’inquiéter de sa transmission, que Camille Kouchner parvient à désobéir.

À la façon d’Antigone – qui ne cède pas sur son être sœur –, Camille Kouchner dévoile, trente ans après, la part cachée de la familia grande. Son livre est un acte de courage. Après Le Consentement de Vanessa Springora, où l’auteur s’affrontait à son propre consentement à l’abus, La familia grande pose la question de la désobéissance, dans un milieu dont les maîtres mots étaient la liberté et « l’interdit d’interdire ».

C’est aussi la force de ce récit que de révéler ce qui peut se nicher derrière la revendication de la liberté : un déchaînement de jouissance qui abandonne le sujet à son angoisse, ne sachant plus où se trouve son désir, ne sachant plus non plus quelle est sa place. C’est cette place qu’elle retrouve en écrivant en son nom sur cet abus. La peur reporte l’instant de déchirer le voile et pousse le sujet à fermer les yeux sur ce qui fait que le monde est quelquefois immonde, comme le disait Lacan. Le prix à payer pour l’accès à son propre « Je » est alors un autre consentement, un consentement à dire, un consentement aussi à la perte du monde dans lequel on a cru. Enfin, trente ans plus tard, Camille Kouchner parvient à se libérer de ce silence et à « empoisonner l’hydre en achevant ce livre » (7).

  1. Kouchner C., La Familia grande, Seuil, 2021, p. 122. 2.
  2. , p. 107.
  3. Ibid., p. 126.
  4. Ibid., p. 105.
  5. Ibid., p. 97.
  6. Ibid., p. 204.
  7. Ibid.

[1] Clotilde Leguil est psychanalyste et philosophe. Elle est professeur au département de psychanalyse de l’université Paris 8 Saint-Denis et membre de l’École de la cause freudienne. Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont L’Être et le Genre, homme/femme après Lacan et « Je », une traversée des identités. Paris, Puf, 2015 et 2018.

[2] Article paru dans Lacan quotidien n°910. Lacanquotidien.fr.