« Être un peu alcoolique, un peu fou, un peu suicidaire, un peu guérilléro, juste assez pour allonger la fêlure, mais pas trop pour ne pas l’approfondir irrémédiablement » Gilles Deleuze

 

L’alcool au féminin

« Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse »

Dans notre civilisation, l’alcool n’est pas une addiction comme une autre. Alors que la consommation d’alcool est tolérée sans trop de réprobation par la société, la consommation de drogues suscite en revanche la condamnation et généralement ne se consomme pas au vu et au su de tout le monde. L’alcool est non seulement un produit de consommation courante, en libre accès mais il a également une valeur symbolique liée à la sociabilité, à l’échange, au partage, à la convivialité, à la fête et au plaisir. Il est un objet culturel lié au langage. Dans nos cultures, l’alcool a une fonction d’intégration sociale importante, il est utilisé comme un « liant nécessaire », qui organise un mode de relation aux autres. Le paradoxe de l’alcool réside dans ce passage d’une consommation collective, occasionnelle et festive à un usage solitaire et régulier. A partir du moment où l’alcool devient le seul et unique remède pour soulager ou supporter la douleur, nous pouvons dire que cette solution devient un symptôme.

Ajoutons que la dépendance alcoolique s’inscrit à un moment particulier, unique dans l’existence d’une femme. Il n’y a pas des femmes alcooliques, mais chaque « une » dans sa singularité, son histoire, sa souffrance.

L’alcoolisme féminin est un champ clinique digne d’intérêt pour la psychanalyse, bien que la littérature analytique n’y ait pas consacré autant de travaux qu’à l’alcoolisme masculin.

De la recherche de l’extrême à l’affirmation de soi

Les figures de l’alcoolisme féminin sont multiples. Certaines commencent dès l’adolescence. Selon la presse, les jeunes filles et garçons, boivent de plus en plus tôt. L’alcool s’inscrit comme un rite initiatique pour entrer, s’intégrer dans un groupe. Par ailleurs, l’alcoolisation s’accompagne souvent de drogues. Du reste, ces dernières années est apparu un phénomène nouveau et spectaculaire, une modalité de l’ivresse baptisée « binge drinking[1] ». Cette nouvelle conduite touche de très jeunes adolescents, des filles et surtout des étudiants et consiste en une alcoolisation massive avec la recherche d’un état d’ivresse très rapide. C’est le « sans limite », le « encore plus » où tout est possible y compris la violence et la transgression sexuelle. Il est vécu comme un moment festif, on « kiffe » en groupe, on boit pour boire jusqu’à la « défonce ». Mais, au-delà d’une certaine quantité, on passe dans un autre monde, ce que Freud avait isolé comme un « Au-delà du principe de plaisir ». D’autant que ces alcoolisations abusives et précoces peuvent déboucher sur des comas éthyliques, des « black-out », des hospitalisations d’urgence ou des conduites à risque proche des conduites ordaliques[2].

Il est frappant de remarquer que dans le « binge drinking », les jeunes filles cherchent à boire autant que les garçons. Seraient-elles à la recherche d’une forme d’émancipation, pour se sentir à l’égal de l’homme ? Comme le souligne Claire Touzard : « Etre bourrée était pour moi un geste politique en soi, c’était une irrévérence, un pied-de-nez au statut de femme trop lisse que l’on m’obligeait à tenir[3] ».

Cette consommation juvénile, massive et violente, diffère de l’alcoolisme des femmes adultes, qui serait lui, caché, solitaire, honteux, culpabilisé et clandestin, quand celui des hommes se vit à visage découvert en joyeuses beuveries dans une fraternité ambiguë. Souvent, l’alcool opère comme une solution de suppléance face à une détresse psychique, un stress, une rupture amoureuse, une « charge mentale » qui pèse parfois sur les femmes, lestées par le travail, la famille et le reste. L’alcool fonctionne comme un médicament, un antalgique qui dissout leur sentiment d’insuffisance.

Alcool et sexe

On pourrait longuement médire sur l’alcoolisme féminin, objet de mépris, de pitié, de dégoût, d’opprobre : une femme qui boit « ça fait désordre », « Elle ne sait pas se tenir ». « L’alcoolisme atteint le scandale avec la femme qui boit : une femme alcoolique c’est rare, c’est grave », écrit Marguerite Duras.

Il est jugé plus sévèrement et indigne que l’alcoolisme de l’homme, car comme le rappelle Karl Abraham : « L’homme est attaché à l’alcool qui accroît son sentiment de puissance, car il flatte son complexe de virilité[4] ». Mais l’alcool en levant les inhibitions psychiques fait ré-émerger un certain nombre d’émotions sexuelles refoulées. L’alcool fait lever le refoulement, « dans l’ivresse, les femmes, par leur féminité exacerbée, ou encore par un « cannibalisme » dans leurs liens aux hommes, deviennent « phallus »[5] .

Par exemple, certaines femmes ne peuvent avoir de relations sexuelles sans être alcoolisées. L’alcool fonctionne dès lors comme une défense contre l’angoisse de « castration », une façon de « s’absenter dans l’ivresse ». Sous alcool, un sujet devient un Autre, dans ses paroles et dans ses actes : « Je songe au jour où j’ai émergé d’un trou noir dans des toilettes mexicaines sans plus me souvenir où je me trouvais, ou dans un sous-sol à Cambridge, ou dans une chambre étouffante au Nicaragua où il m’avait été plus facile de laisser un homme finir de me sauter plutôt que de lui demander d’arrêter »[6].

On tolère moins une saoularde qu’un pochtron. Chez une femme, l’alcool est perçu comme une déchéance dans la mesure où « l’alcool lève les effets du refoulement et les résistances. Ainsi dépouillée, la femme perdrait sa séduction[7] ». Aussi, au centre de la question de l’alcoolisme au féminin, il y a la question du sexuel, de la féminité, et de la maternité. Ce fil du maternel, est parfois présent chez certaines patientes qui recourent à l’alcool faute de pouvoir être mère dans le réel de leur corps, à la suite d’un avortement ou après un refus de l’homme de les rendre mère.

Comme nous l’avons indiqué, l’alcoolisme féminin n’est pas symétrique de l’alcoolisme masculin. L’alcool a ses effets spécifiques chez la femme qui « trinque » plus vite que l’homme sur le plan physiologique avec des complications somatiques.

 

L’apport psychanalytique

Aucun des écrits de Freud ne se réfère directement à l’alcoolisme. Néanmoins, plusieurs éléments disséminés apparaissent tout au long du corpus freudien. Il n’est pas nécessaire dans notre propos de reprendre la genèse de toutes les occurrences, mais il semble intéressant de noter que Freud en 1912, compare le lien de l’alcoolique à son partenaire, la bouteille, au lien amoureux avec l’objet d’amour. Comme si cette union avec son breuvage serait une sorte de « mariage heureux » qui ne demandait pas de changement, contrairement à la lassitude de la vie amoureuse. En effet, la dépendance met en jeu une jouissance qui est constante, alors que le désir est inconstant. Du reste, on constate régulièrement que l’alcoolique se passe assez bien du partenaire sexuel.

Freud aborde également la question de l’alcoolisme sous l’angle de l’intoxication, une « méthode » qui va tenter de débrancher la souffrance de sa sensation. Il situe l’ivresse comme un processus de défense contre la douleur et la souffrance morale : « Je ne souffre plus puisque je ne ressens rien ». Cette solution toxique que Freud appelle « le briseur de soucis » fonctionne selon lui, comme une « technique du bonheur » pour lutter contre les douleurs et la dureté de l’existence. L’alcool, c’est en quelque sorte une façon de « se retirer du monde, inatteignable[8] ». Il procure un soulagement immédiat mais aussi « un morceau ardemment désiré d’indépendance du monde extérieur[9] ».

Souvent notre plus grand souci est l’autre qui se met en travers de notre route et jette son ombre sur notre existence. A ce propos, Michael Balint dans son livre Le défaut fondamental, souligne la fragilité, l’instabilité et l’impossibilité pour l’alcoolique à faire face aux conflits et à la perte. La solution alcoolique leur permet de parvenir à un sentiment « d’harmonie » avec leur environnement car « dans cet univers il n’y a ni personnes ni objets d’amour ou de haine et, en particulier, ni personnes ni objets exigeants »[10]. Leurs réactions parfois violentes s’expliqueraient par leur besoin de rester en harmonie avec le monde qui est créé par l’alcool.

Boire, ne correspond pas nécessairement au désir de se faire du mal ou de s’empoisonner. Au contraire, l’alcool sert à la recherche du plaisir, d’un bien-être qui permet de se débarrasser d’un sentiment d’angoisse, d’abandon, de colère, de culpabilité, de tristesse qui fait souffrir.

Une patiente disait ressentir le besoin impérieux de boire quand son mari partait en voyage d’affaires ; comme si se retrouver seule face à elle-même serait vécue comme un abandon, une blessure narcissique. L’être aimé ne comble pas nos manques ni nos failles, il nous les rend tout au plus supportables. A ce titre, l’alcoolisme des femmes semble le plus souvent étroitement lié à leur vie amoureuse avec sa cohorte d’échecs et de regrets. « Quand Eros s’éloigne, le corps se trouve réduit à son insupportable état de chair mortelle »[11].

Si certaines femmes n’ont pas recours à ces « méthodes substitutives » pour supporter la difficulté de la vie, il n’en demeure pas moins que nous partageons avec l’alcoolique la même humaine condition.

 

 

 

[1] Binge vient de « to go on a binge » : faire la bringue.

[2] Se dit d’une conduite comportant une prise de risque mortel, par laquelle le sujet, généralement adolescent, tente de se poser en maître de son destin.

[3] Claire Touzard, Sans alcool, Ed Flammarion, Paris, 2021, p.68.

[4] Karl Abraham, Les relations psychologiques entre la sexualité et l’alcoolisme in Œuvres complètes/1 Ed Payot, Paris, 1965, p.58.

[5] Isabelle Boulze, Alain Rigaud, Alcool et addiction, au-delà du sexe et du genre, revue psychotropes 2018.

[6] Leslie Jamison, Récits de la soif, de la dépendance à la renaissance, Ed Pauvert, Paris, 2021, p.432.

[7] Ibid, p.58.

[8] Marguerite Duras, La vie matérielle, Ed POL, Paris, 1987, p.23.

[9] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Ed Payot-rivages, Paris, 2010.

[10] Michael Balint, Le défaut fondamental, Ed Payot, Paris, 2003, p. 91.

[11] Gérard Haddad, Les femmes et l’alcool, Ed Grasset, Paris, 2009, p.59.