Car tout adulte est fou, de sa folie privée, et seul aussi” 

Masud Khan

Solitude(s)

Définition générale

La solitude a mauvaise réputation et pourtant il y a mille et une manières d’être dans la solitude. Se créer “une chambre à soi” ( Virginia Woolf ) pour y loger sa propre rêverie intérieure à l’abri des regards peut avoir un effet bienfaisant, apaisant. Néanmoins, elle peut être subie quand elle résulte de la perte d’un objet d’amour. Elle devient alors supplice, souffrance. 

La solitude douloureuse est aussi au coeur du deuil et de la mélancolie. Dans tous les cas, cet affect se décline au pluriel et se retrouve dans la plupart des tableaux cliniques.

Dans la solitude certains se trouvent, d’autres se perdent.

Ce qui frappe dans les nombreux discours autour de ce signifiant “solitude”, c’est l’indétermination de leur objet. Il n’existe pas de véritable définition de la solitude. Celle-ci reste floue et polysémique  : elle est successivement associée à la vieillesse, au handicap, à la dépendance, à la précarité, au chômage, au divorce, à l’exclusion, à la maladie, à l’exil, à l’utilisation des sites de rencontres….La solitude n’étant pas à confondre avec l’isolement qui, lui est de l’ordre de l’exclusion par l’Autre, réelle ou imaginaire, comme dans l’isolement phobique (claustrophobie et agoraphobie ). 

La solitude est un sujet littéraire, philosophique, sociologique et même musical, plutôt que psychanalytique. Elle est évoquée dans la littérature française et étrangère, quelque soit l’époque. On la retrouve ainsi dans les œuvres des auteurs latins ( Ovide par exemple), des philosophes ( Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, Schopenhauer…) , des écrivains ( les Romantiques en particulier, mais aussi Flaubert, Kafka, John Cowper Powys, Simone de Beauvoir, Duras…) et dans la peinture ( Edward Hopper.. ). 

Pour la plupart des auteurs, la solitude constitue une donnée fondamentale, ontologique et universelle de l’expérience humaine. 

La crainte de la solitude

La solitude nourrit la rubrique des faits divers et on entrevoit aisément jusqu’où peut aller la détresse de quelqu’un dont l’existence n’intéresse plus personne. Y aurait-il une “bonne” et une “mauvaise” solitude liée au manque? Elle est branchée sur le courant alternatif puisqu’il existe chez chacun de nous une oscillation. Selon les moments, la solitude peut changer de visage : elle est détresse quand un sujet se sent débordé par un malaise intérieur avec le sentiment qu’il fait toujours plus sombre comme dans la dépression; ou bien être dans l’attente confiante où nous n’avons pas besoin de voir, toucher ceux que l’on aime puisque notre monde interne est tissé de liens. 

Néanmoins, la solitude continue à véhiculer une image négative qui fait fi de l’importance de l’intériorité d’un sujet. Rester seul est souvent considéré comme la conséquence d’un échec relationnel ou si la solitude relève d’un choix, elle est perçue comme la voie qui mène à l’ascétisme voire au malheur. 

Qui n’a pas projeté sa propre perception de la solitude en voyant quelqu’un dîner seul au restaurant ? Le bouton jugement est immédiatement actionné, car elle réactive notre propre angoisse de séparation, d’abandon, de manque de l’autre. Ce sont souvent ceux qui ne vivent pas seuls, peut-être ne le supporteraient-ils pas, qui ont la vision la plus négative de la solitude. C’est pourquoi certains inversent la devise en préférant  “être mal accompagné(e) plutôt que seul (e)” . Même si la “célibattante” a connu son jour de gloire au début des années 2000, le couple, officiel ou non, reste la norme. Hommes et femmes fonctionnent un peu comme les porcs-épics de Schopenhauer pour lesquels tout rapprochement ne peut se faire qu’à “bonne distance”. Comment trouver la “bonne distance” pour à la fois se protéger du froid en se rapprochant et s’éloigner suffisamment, pour ne pas risquer de se blesser contre les pics/piques de l’autre. 

Maurice Blanchot dans L’espace littéraire pose la question : “De ce mot (solitude) on a fait un grand abus. Cependant “être seul”, qu’est-ce que cela signifie? “. Est-ce que la psychanalyse peut apporter sa lanterne pour éclairer cette “tentaculaire” question ? 

La solitude freudienne 

On ne saurait parler de solitude sans cette référence nécessaire à un autre : “ Je suis seul sans l’autre”. Que l’autre se manifeste, la solitude s’achève- t’- elle ? Le paradoxe fait que je peux me sentir tout aussi seul en sa présence. Il s’agit de distinguer le sentiment de solitude du besoin de solitude. L’amour semble la voie royale pour n’être pas seul (e). La complétude imaginaire paraît du moins en soutenir la promesse. L’amour permet donc de sortir d’une solitude radicale, et ainsi favoriser le lien social. Les femmes plus que les hommes y sont sensibles, et cela peut aller jusqu’au ravage. Il s’agit d’être encore plus avec l’autre pour éviter le “ cauchemar de la solitude” (E.Castelli). Certaines femmes n’hésitent pas à échafauder toute une stratégie de vérifications avec leur compagnon afin qu’il ne sorte pas de leur champ de vision. Elles vivent dans la peur constante de perdre l’autre ou d’en être séparé. 

Pour Freud, solitude et angoisse sont constamment liées au manque, à l’absence de l’autre. Dans Au-delà du principe de plaisir, Il élabore “le jeu de la bobine” à partir de l’observation de son petit -fils de 18 mois qui tient en main un fil attaché à une bobine. L’enfant s’amuse à la lancer loin pour ensuite la ramener à lui. Or, Freud indique que la mère s’absentant longtemps, l’enfant devait en souffrir. Selon la théorie freudienne, le jeu reproduit la disparition et la réapparition de la mère. Il fait l’hypothèse que l’enfant qui invente ce jeu très ingénieux, se trouve dans un premier temps, dans une attitude passive, et c’est dans un deuxième temps, qu’il assume dans ce jeu un rôle actif. Il tente ainsi d’apaiser la douleur de l’absence de la mère en se vengeant par là d’elle. C’est comme s’il lui disait “ oui, oui, va- t- en, je n’ai pas besoin de toi, je te renvoie moi-même”. Ce jeu paraît être une tentative de se représenter par l’action et la parole le traumatisme de l’absence de la mère. 

Quinze ans avant ce texte, Freud avait relaté dans Trois essais sur la théorie sexuelle, l’histoire d’un autre petit garçon. Celui-ci a trois ans et demande à sa tante de lui parler, car “il a peur du noir”, et cette dernière lui fait remarquer que même si elle parle, il restera dans l’obscurité. Et l’enfant répond : “ Du moment que quelqu’un parle, il fait clair”. Ce n’est pas tant la peur de l’obscurité qui effraie l’enfant que l’angoisse liée au sentiment d’absence d’une personne aimée. C’est parce que l’enfant parle qu’il peut se sentir seul. 

L’angoisse de solitude est considérée comme une “phobie de situation”, elle témoigne du désir de l’Autre qui manque à l’appel. La peur de l’abandon relève de cette crainte que l’objet d’amour prenne congé de façon définitive et vienne rompre cette alternance perte/ retrouvaille.

Une patiente disait avoir été “lâchée” par son compagnon du jour au lendemain et cette rupture du lien brutale l’avait renvoyé à sa petite enfance où sa mère l’accompagnant à l’école avait “lâché” brutalement sa main pour la laisser en larmes dans la classe, parmi les autres enfants qui la regardaient : “Elle m’a tourné le dos et a disparu”. La clinique nous confronte à des récits personnels où l’actuel fait écho à des douleurs du passé. Comment ne pas admettre que notre vie d’humain est placée sous le signe de la séparation. Certains sujets disent ne pas vouloir rencontrer l’autre, car il risque de partir, disparaître. Aimer c’est prendre le risque de perdre l’autre : “ Je ne veux pas avoir de compagnon parce que de toute façon, ça finit toujours mal et je reste seule”. Néanmoins, le désir de l’Autre persiste. 

Le sentiment de solitude est travaillé par le négatif et l’omniprésence des pulsions de mort. Le sentiment de ne trouver aucun appui, aucune sécurité ni certitude chez l’Autre ne renvoie t’-il pas à l’angoisse de séparation, à cette alternance présence /absence maternelle du tout début de la vie? 

L’intolérance à la solitude, cet affect parfois douloureux, serait-il lié à la difficulté de se représenter intérieurement “ une personne secourable”? 

La solitude de l’adulte est en quelque sorte l’incarnation de cette solitude de l’enfant qui a peur du noir, de cette angoisse infantile qui n’est jamais tout à fait éteinte.