« Suis-je narcissique? »
Le mythe de Narcisse
Dans la tradition grecque, le terme narcissisme désigne l’amour d’un individu pour lui-même.
La légende et le personnage de Narcisse ont été rendus célèbres par Ovide dans la troisième partie des Métamorphoses[1]. Fils du dieu Fleuve Céphise et de la nymphe Liriopé, Narcisse était d’une beauté extraordinaire. Il s’attirait le désir de nombreux jeunes gens et jeunes filles dont la nymphe Echo, qu’il repoussa. Désespérée, celle-ci tomba malade et implora la déesse Némésis de la venger. Au cours d’une partie de chasse, pris d’une soif ardente, Narcisse rencontra une source claire, dans laquelle, au moment de boire, il aperçut sa propre image; et il tomba amoureux de son propre reflet dans l’eau. Torturé par ce désir impossible, il pleura et finit par prendre conscience qu’il était lui-même l’objet de son amour. Il voulut alors se séparer de sa propre personne et se frappa jusqu’au sang avant de dire adieu au miroir fatal et de rendre l’âme. A la place de son corps, on trouva la fleur appelée narcisse.
Ce mythe renvoie bien à une histoire d’amour où Narcisse s’éprend de son image et finit par être détruit par cet amour. C’est en référence à son expérience qu’a été forgé au XIX ème siècle le terme de narcissisme.
Dans l’usage populaire du terme, le narcissisme reste chargé de connotations péjoratives. Est dit narcissique, un sujet qui se voue une auto-admiration permanente, soucieux de son image; il évoque une personne qui passe son temps à se regarder devant le miroir ou à tenter d’attirer les regards. C’est l’idée la plus courante, la plus commune, relative au narcissisme. Aujourd’hui, il est également accolé au terme de pervers, “pervers narcissique” pour désigner celui que l’on soupçonne de jouir de son pouvoir sur autrui. Or, est-ce seulement cela le narcissisme? S’agit-il seulement d’une question d’image comme les médias nous le donnent à croire? A force d’utiliser le terme à tout propos, d’estampiller tout et n’importe quoi sous le label narcissique ( la chirurgie esthétique, les réseaux sociaux, les selfies, la téléréalité….) tout le monde peut se poser la question : “Suis-je narcissique?”.
Symptôme d’une époque certes, ce terme a peut-être beaucoup à nous apprendre sur les nouvelles demandes inédites, voire déroutantes qui s’adressent au “psy”. Le narcissisme est souvent décrit dans son aspect le plus visible, mais pour la réflexion psychanalytique, il s’agit d’une notion primordiale, et ces contradictions sont probablement celles du psychisme humain avec ses dimensions conscientes et inconscientes, ses liens avec les pulsions, notamment les pulsions sexuelles.
Le narcissisme chez Freud
Dans l’oeuvre freudienne, le concept de narcissisme a connu quelques aménagements.
Au début de son élaboration, le narcissisme indique clairement une pathologie. Il utilise d’abord ce terme pour caractériser un sujet “amoureux de soi-même et de son corps”, dans un écrit de 1910 sur Léonard de Vinci qui traite surtout de la genèse de l’homosexualité.
Le narcissisme y apparaît comme une perversion de la libido[2].
En 1914, Freud rédige un article fondamental sur le sujet : Pour introduire le narcissisme[3]. Il y considère le narcissisme comme une étape constitutive de la sexualité humaine et comme une clé pour aborder quelques entités cliniques et psychiques comme l’homosexualité, la psychose, l’hypocondrie ou encore la maladie organique, qui se traduit par l’égoïsme propre aux malades. Il pose le narcissisme comme étant présent de façon permanente dans l’individu, non seulement à un moment de son évolution, mais à travers toute son existence.
Il aborde de nombreuses figures du narcissisme, comme par exemple, l’enfant dont “ l’attrait repose en bonne partie sur son narcissisme, son autosuffisance et son inaccessibilité”[4], certains animaux comme les chats et les grands prédateurs “ qui ne semblent pas se soucier de nous”[5], ou bien encore le criminel et l’humoriste qui “ forcent, dans la représentation poétique, notre intérêt par la cohésion narcissique avec laquelle ils savent éloigner d’eux tout ce qui rapetisse leur moi”[6]. Ils commémorent en quelque sorte le narcissisme primitif “que nous avons nous-mêmes abandonné depuis”[7] et c’est pourquoi nous les regardons avec jalousie.
Il évoque également la femme consciente de sa beauté qui exerce le plus grand charme sur les hommes mais, ajoute Freud : “ De telles femmes n’aiment, à strictement parler, qu’elles-mêmes, à peu près aussi intensément que l’homme les aime. Leur besoin ne les fait pas tendre à aimer, mais à être aimées, et leur plaît l’homme qui remplit cette condition”.
Ce que dit Freud à propos de la femme narcissique pourrait se transposer exactement à de nombreux hommes dont la personnalité est organisée essentiellement sur un mode narcissique. Il ne s’agit pas d’amour, mais d’un besoin d’être aimé. Ces hommes ne s’intéressent pas à un objet d’amour en tant que tel, mais seulement en tant que celui-ci vient flatter leur narcissisme.
Narcissisme et libido
Selon la théorie freudienne, le narcissisme est avant tout l’investissement libidinal du Moi.
Il fait la distinction entre une “ libido du moi” (ou libido narcissique) où le sexuel est tourné vers le moi et une “ libido d’objet”, où le sexuel vise l’objet (personnes, choses ou actions, réelles ou fantasmées).
La quantité de libido présente chez un sujet est constante, autrement dit quand un sujet dit “je n’ai pas de libido” cela ne signifie pas une absence de libido, mais le refoulement ou le détournement de celle-ci. Une “ conversion” entre les différentes formes de libido s’opère en permanence. Tout au long de la vie, le moi est le “grand réservoir de libido” d’où il peut fluer vers les objets, mais aussi refluer vers le moi : l’investissement de l’objet “appauvrit” le moi et inversement l’abandon des investissements de l’objet “gonfle” à nouveau le moi. François Perrier résume cela parfaitement en disant que “La libido n’est jamais placée sous le signe du courant continu, mais du courant alternatif”.[8]
Cependant, le narcissisme représente une sorte d’état subjectif, relativement fragile et facilement menacé dans son équilibre. Ainsi, le reflux excessif ou total de la libido vers le moi produit des altérations du fonctionnement narcissique, comme par exemple dans la paranoïa, la mégalomanie ou la mélancolie qui sont considérées par Freud comme des “névroses narcissiques”. La maladie, le sommeil et l’hypocondrie sont d’autres modes de recentrement de la libido sur le moi.
Par ailleurs, ce qui touche au narcissisme peut avoir encore d’autres conséquences psychopathologiques, comme par exemple l’angoisse, l’agressivité, la colère, la honte, l’indignation….car le moi est débordé et l’équilibre narcissique peut alors se rompre.
“ Le psychanalyste doit rejoindre la subjectivité de son époque”
Jacques Lacan
Narcissisme, symptôme de l’hypermodernité?
La vie amoureuse ouvre une nouvelle voie d’accès importante à l’étude du narcissisme. Freud oppose le choix d’objet selon le type narcissique et selon le type par étayage[9].
Selon le type narcissique, on aime : – ce que l’on est soi-même ( à soi-même)
– ce que l’on a été soi-même
– ce que l’on voudrait être soi-même
– la personne qui a été une partie de notre propre moi
Selon le type par étayage, on aime : – la femme qui nourrit et l’homme qui protège.
Freud fait l’hypothèse que ces deux voies s’ouvrent à tout être humain, dans la mesure où il est doté de deux objets sexuels primitifs : lui-même et la femme qui lui donne les soins.
Il note que le choix d’objet par étayage caractérise surtout l’homme, alors que les femmes chercheraient avant tout à être aimées.
“ Bientôt, mon amour, nous ne ferons plus qu’un….moi” ( Woody Allen). Qui j’aime dans l’autre? Ce qui est moi ou ce qui est autre? Freud introduit l’idéal, une instance psychique, substitut du narcissisme perdu de l’enfance. L’émergence de l’ “idéal du moi” implique un renoncement au narcissisme de la petite enfance, celui d’une perfection non entamée. Ainsi, le moi est toujours à situer par rapport à son idéal et le sujet est toujours menacé dans son équilibre s’il a le sentiment de ne pas être à la hauteur de l’idéal. Or, cet idéal, c’est ce qui ne manque de rien mais comme le sujet est fondamentalement manquant, l’idéal devient féroce, notamment envers lui-même.
La fonction narcissique est un socle primordial de la condition humaine. On le retrouve à la racine du lien social, à l’intérieur de chaque groupe. Dans la “psychopathologie de la vie quotidienne”, le narcissisme peut éclairer cette fascination exacerbée pour le culte du corps et de l’image. On pense aux réseaux sociaux, où le narcissisme s’exhibe collectivement sur les pages Facebook, Instagram ou Snapchat. La toile fonctionne dès lors comme un grand “stade du miroir” qui renvoie sa propre image au sujet, dans un désir d’être validé dans le regard des autres. Être “liker”, c’est ressentir une jubilation narcissique pour ce que l’on donne à voir à l’autre, en revanche, ne pas “liker” la dernière photo de votre meilleur ami, vautré sur une plage, un mojito à la main, vaut comme un “casus belli”. De plus, le sujet est invité à se façonner un profil saupoudré du “narcissisme des petites différences”[10], où il ne s’agit pas d’être belle/beau mais la plus belle/beau.
On pourrait se demander si ces réseaux sociaux ne fonctionnent pas comme un objet de propagande qui donne l’illusion à chacun de nous d’être épanoui, riche et génial, comme on nous l’avait promis, mais que la réalité a battu en brèche.
Ne serions- nous pas tous, peu ou prou, les enfants de Narcisse, épris de notre propre image?
[1] Ovide, Les Métamorphoses, livre troisième, 339-510.
[2] Énergie psychique des pulsions sexuelles qui trouvent leur régime en termes de désir, d’aspirations amoureuses. Pour S.Freud,la libido rend compte de la présence et de la manifestation du sexuel dans la vie psychique.
[3] S.Freud, Pour introduire le narcissisme, Ed Payot et Rivages, Paris, 2012.
[4] Ibid, p.62.
[5] Ibid, p.62.
[6] Ibid, p.62.
[7] Ibid, p.62.
[8] François Perrier, La chaussée d’Antin, Ed Albin Michel, Paris, 1994, p. 372.
[9] Apporter du soutien, de l’appui à quelqu’un.
[10] S.Freud, Malaise dans la culture, Ed Puf, Paris 1998, p.56.