« Oh mon beau miroir selfie! »
Histoire d’un mot
Le selfie se caractérise par cette technique qui consiste à faire son autoportrait en se prenant en photo à bout de bras avec un téléphone portable, puis de publier instantanément le cliché sur les réseaux sociaux ( Facebook, Instagram, Twitter).
Le mot vient du terme anglais self, “soi”. Le selfie est né avec l’essor des téléphones intelligents, des applications numériques et la démocratisation de la photographie amateur prise avec un Smartphone. Le genre selfie a réellement explosé en 2012, à tel point qu’en 2013, le mot selfie fait son apparition dans la nouvelle version du dictionnaire Oxford, le désignant comme “mot de l’année”.
Qu’est-ce que la psychanalyse a à dire sur ce phénomène selfie? Elle a pour vocation de prendre en compte les mutations de la société et de ses modes de jouir. Chaque époque a sa subjectivité et génère ses propres symptômes. En soi, faire un selfie s’avère ludique, festif, joyeux, un moment de partage et d’échange. Si internet est un appareil à savoirs, c’est surtout une machine à jouir. Ce nouveau média modifie notre comportement, notre perception, notre sensation, notre pensée et notre vie sociale.
Si l’écriture est le langage de l’absent, comme le dit Freud; le selfie, Facebook, Instagram, Snapchat et WhatsApp sont devenus le langage du trop-de-présence de l’Autre.
Le silence a fait place à l’envahissement.
Le bal des egos
Le selfie sert à montrer où l’on est, ce que l’on mange, avec qui on est. Cette simulation du réel, cet “étalage” du sujet ( “comme ma vie a l’air fun”, “comme je suis belle”, “regarde comme je kiffe la vie”, etc.) n’est qu’un trompe- l’oeil narcissique pour se faire valoir et faire croire qu’on jouit plus que les autres. De plus, avec le selfie, nous faisons notre “autopromotion”, nous devenons dès lors, metteurs en scène, directeurs de la photo, mannequins. Le sujet appréhende alors sa vie comme un roman-photo où il tient “le premier rôle d’une production à budget plus ou moins élevé”. Plutôt que de vivre l’instant, on le photographie : “je vois, j’envoie”. Telle une lettre postée “à l’adresse” de qui veut bien voir.
Il y a des selfies de couple, des selfies avec une vedette, des selfies de groupe, des selfies de famille. La “selfmania” a même contaminé la classe politique, ainsi un selfie a été réalisé par un ministre et Barack Obama lors d’une cérémonie en l’honneur de Nelson Mandela.
Le selfie illustre bien un instantané, rapide et efficace, sur lequel on doit sourire et partager à tout prix, n’importe quoi, avec n’importe qui, pourvu d’être vu.
Le selfie pose bien la question des nouvelles formes d’expression de notre rapport au temps et à l’image. Le but du selfie est de partager en temps réel, il est un moyen de communication, de création de lien social : il est avant tout dialogique. Il peut être vu comme un nouveau langage, une nouvelle façon d’écrire son autofiction en image. Le selfie s’inscrit comme un nouveau moyen d’expression du narcissisme un peu errant de l’adolescence. D’ailleurs, les adolescents sont particulièrement friands du selfie, qui n’est qu’un moyen moderne d’exprimer une quête identitaire et de retrouver de l’estime de soi en récoltant un maximum de gratifications narcissiques sous forme de “like”, preuve ultime que l’on a causé le désir chez l’autre. “Être liké”, c’est sortir de l’anonymat, donc être reconnu : plus je suis “liké”, plus je suis aimé. Le selfie aurait donc vertu à rassurer et révèle ici l’importance de la bonne/belle image pour “regonfler” une estime de soi défaillante. Poster un selfie à la face du désir de l’Autre numérique ne ferait-il pas office d’un miroir géant où je regarde les autres me regarder et qui du coup fait écran entre moi et les autres?
On est tenté d’approuver le bon mot de Christian Salmon journaliste à Médiapart :“ Qu’est-ce que le selfie sinon le triomphe de la gueule et du cucul?”. Entre-t’ on alors dans un monde entièrement égocentré où le moi est constamment infantilisé? Le selfie, cette production iconographique de masse, n’est-il pas une façon de nous réfugier dans les images, face à une réalité perçue comme imparfaite? N’est-pas une façon d’être constamment en ligne sans adresser une parole à l’autre et sans avoir à l’écouter?
Le panoptique numérique
Le selfie s’inscrit pleinement dans l’hypermodernité où l’exhibition immédiate est une des caractéristiques de la “société du spectacle”. Cela conduit à un étalage public de l’intimité, le domaine privé basculant dans le public. Jacques Attali parle de “dictature de la transparence” où “ la liberté individuelle ne sera plus celle de ne rien dire de soi, mais de tout dire des autres”. On pourrait aussi établir une analogie entre la société de surveillance numérique et le “panoptique” de Jeremy Bentham qui consiste à regarder sans être vu. Michel Foucault montre dans Surveiller et punir que “le panoptique est le modèle de notre société disciplinaire qui, pour contrôler les individus, doit les rendre visibles à tout moment”. Or, sur les réseaux sociaux, chacun observe, contrôle, juge, surveille et jauge l’autre dans la mesure où le regard est partout. Véritable “pousse- à jouir- scopique” le selfie fait exister l’Autre comme un potentiel lieu de jouissance.
Le selfie se fait donc “piège à regard”, il donne quelque chose “en pâture à l’oeil” : “ Tu veux regarder? Eh bien, vois donc ça!”. Lacan se demandait s’il n’y avait pas de “la satisfaction à être sous ce regard, ce regard qui nous cerne, et qui fait de nous des êtres regardés, mais sans qu’on nous le montre”. Ce regard omnivoyeur et exhibitionniste est constamment sollicité sur les réseaux sociaux. En alimentant le “panoptique” numérique avec toutes sortes d’informations, plus ou moins impudiques, voire fausses ( les fake news), le sujet est invité à “dire la vérité”, à confesser, comme dit Malraux, son “misérable petit tas de secrets”, au vu et au su de tout le monde. Or, cette confession de soi via les réseaux sociaux a- t’- elle un effet cathartique escompté?
Cette injonction de “tout dire”, d’être visible par tous, partout, toujours et tout le temps peut s’apparenter à une aliénation volontaire. Du reste, disparaître est devenu quasi impossible, puisque chaque internaute laisse derrière lui des données personnelles qui favorisent sa traçabilité. Cette société de la transparence/surveillance exhorte le sujet à rendre des comptes sur ce qu’il fait, où il se trouve. “Ce n’est plus Big Brother mais Big Data”. Or, le sujet participe activement à la “servitude volontaire” De la Boétie, à s’exposer en raison de la jouissance qu’il y trouve.
Vivons-nous à l’ère d’une “hypertrophie du moi”? si la réponse est oui, alors le selfie en est le paradigme. Le selfie n’est-il pas le symptôme d’une demande répétitive qu’un Autre vienne enfin répondre de ce que nous sommes et désirons?
1 Diane Lisarelli, Les Inrockuptibles spécial Instagram, Juin 2013.
2 Dans “Surveiller et punir”, le philosophe consacre tout un chapitre au panoptique, cette invention de Jeremy Bentham, un des pères fondateur de “l’utilitarisme”, philosophe et réformateur britannique, dont le principe est le suivant : le panoptique est une tour centrale dans laquelle se trouve un surveillant, autour de cette tour des cellules sont disposées en cercle. La lumière entre du côté du prisonnier, et le surveillant peut ainsi le voir se découper en ombre chinoise dans sa cellule. Il sait si le détenu est présent ou non, ce qu’il fait ou ne fait pas. A l’inverse, le surveillant étant invisible, le prisonnier ignore s’il est surveillé ou non. Ce principe, Foucault ne le cantonne pas à la prison, mais l’étend aux ateliers de fabrication, aux pensionnats, aux casernes, etc..
3 Michel Foucault, Surveiller et punir, Ed Gallimard, Paris,1975.
4 jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p 83.
5 Ibid, p.71
6 Byung-Chul Han, Dans la nuée, Ed Actes Sud, Paris, 2015, p.92.
7 Leguil.C, Vivons-nous à l’ère d’une hypertrophie du moi? Le Monde, 27 juillet 2017, disponible sur internet.