La perversion narcissique
Une notion problématique
Au cours des dernières décennies, la notion de perversion narcissique a rencontré un large écho auprès du grand public et on a assisté à une véritable explosion de l’usage du mot, qui a largement dépassé les cercles psy pour entrer dans le langage commun, au point de faire régulièrement la “une” des revues de psychologie populaire et de développement personnel. Mais pourquoi le narcissisme est-il devenu, au cours du XXéme siècle, la pathologie dominante qui a détrôné les névroses “classiques” traitées par Freud? Certains auteurs comme le philosophe Anselm Jappe[1] font un lien entre la perversion narcissique et la logique capitaliste qui prône l’exacerbation de la concurrence, la froideur, l’égoïsme, le manque d’empathie pas seulement au travail, mais aussi dans le cadre familial.
Néanmoins, cette entité clinique n’est toujours pas entrée dans le vocabulaire ou les dictionnaires de la psychanalyse. Cette notion nécessite toujours une assez grande prudence, tant il est vrai que viennent se loger sous cette catégorie des considérations souvent très étrangères au champ proprement psychopathologique.
Elle s’est largement répandue dans le cadre des thérapies groupales, et de couple pour devenir un terme psy banalisé. L’utilisation du terme à tort ou à raison l’a fait glisser dans le descriptif facile, l’étiquetage abusif, la projection, la caricature voire l’insulte.Tel mari manipulateur sera taxé de « pervers narcissique » comme telle femme en colère sera dite “hystérique ». Cette dérive du terme est amplement relayée par les médias et internet où chaque personne se fait apprenti psy et s’autorise à poser des diagnostics sur elle-même et sur son entourage. Ne serait-ce pas une façon de traquer le pathologique chez chaque individu et par voie de conséquence le voir partout?
L’invention de cette notion clinique
La notion de perversion narcissique (cette appellation est essentiellement française, dans le reste du monde on parle plutôt de “troubles narcissiques de la personnalité”) a été introduite en 1987 par le psychanalyste Paul-Claude Racamier dans un article paru dans la revue Gruppo n°3[2]. Il la définit comme une perversion non pas sexuelle mais morale, » non pas érotique mais narcissique »[3]. C’est le narcissisme en tant que tel qui se trouve perverti et utilisé à des fins de possession. Elle consiste « en une propension active du sujet à nourrir son propre narcissisme au détriment de celui d’autrui », avec le but de s’emparer des qualités de l’autre et de se les approprier.
Cette notion, du fait de sa dimension relationnelle, a ouvert le champ à d’autres études. Certains psychanalystes ont apporté des éclairages cliniques qui ont contribué à la théorisation psycho- dynamique d’une clinique de la pathologie de l’interaction.
La notion psychosociologique de « harcèlement moral » fut développée, avec succès, dans le livre de Marie-France Hirigoyen, « Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien »[4]. Publié en 1998, il interroge le monde du couple et celui de l’entreprise où elle dénonce le harcèlement comme un problème de société. Son livre a connu un grand retentissement auprès des lecteurs se sentant concernés par les maltraitances, les abus de pouvoir, les menaces au sein du monde de l’entreprise.
Depuis 2001, le harcèlement moral est reconnu par la loi comme une forme d’abus grave.
Alberto Eiguer[5], psychiatre, psychanalyste, a beaucoup publié autour de cette notion depuis 1988 et utilise de préférence le terme de perversion morale.
Daniel Zagury[6], expert psychiatre dans les procès d’assises, auteur du livre, « L’énigme des tueurs en série », s’est également appuyé sur cette notion pour interroger le viol et le crime en série.
Aujourd’hui, le discours courant parle de la perversion narcissique en terme de domination, séduction, emprise, vampirisme, mainmise, dépendance, possession. Le pervers narcissique étant souvent définit comme un “psychopathe”.
Les descriptions se ressemblent : il est question d’un “soi grandiose” qui n’éprouve pas de gratitude, et à qui tout est dû. Se faire valoir aux dépens d’autrui est primordial. Sa jouissance serait de disqualifier le moi de l’autre, et de l’humilier.
Précisons néanmoins que, comme pour beaucoup de traits pathologiques, un comportement « pervers narcissique » peut survenir occasionnellement chez de nombreuses personnes. On parle alors de » soulèvement perversif « [7] qui peut se produire “sous le coup de la détresse narcissique d’un moi sur le point de se perdre, ou de la détresse libidinale d’un sujet endeuillé d’avoir perdu ce qu’il aime ».[8]
Selon Racamier, la perversion narcissique se traduit par la permanence et la nécessité compulsive de ce comportement; ce qui en ferait une pathologie du caractère.
Néanmoins, il s’agit d’établir la distinction entre perversion et perversité. La perversité concernerait un type de malignité à l’œuvre, chez l’individu, dans certains de ses actes et de ses conduites. Toujours selon l’auteur, la perversité est supposée ressortir d’une orientation épisodique du comportement, limitée, mais identifiable chez les individus même « normaux ». Par exemple, ce serait le cas de certains actes de cruauté physique ou/et morale commis sous l’empire des passions (jalousie, haine, exaltation politique ou mystique). Plus banalement, ce serait le cas d’actes de vandalisme divers. De tels actes de perversité peuvent tout aussi bien se dissimuler derrière le goût pour la subversion, la provocation, le scandale… etc.
Les authentiques pervers narcissiques viennent rarement demander de l’aide aux psychanalystes, comme le formule Racamier “un pervers ne désire se soigner que s’il ne l’est pas suffisamment”[9], il n’est donc pas facile de mettre en œuvre une réflexion métapsychologique. En revanche, nous avons parfois l’occasion de rencontrer en cabinet les victimes des pervers narcissiques.
[1] Anselm Jappe, La société autophage, Ed La Découverte, Paris, 2017.
[2] “La perversion narcissique”, II ème Congrès international de thérapie familiale psychanalytique, Grenoble, 1985, paru dans Gruppo, n°3, 1986.
[3] Paul-Claude Racamier, Les perversions narcissiques, Payot, Paris, 2012, p. 11.
[4] Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien. La Découverte, Paris, 1998.
[5] Alberto Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Dunod, Paris, 2003.
[6] Daniel Zagury, L’énigme des tueurs en série, Ed Plon, Paris, 2008.
[7] Ibid p.13
[8] Ibid, p. 13.
[9] Ibid, p. 27.