Le coup de foudre amoureux

Le coup de foudre ou l’épiphanie amoureuse

Dans le langage populaire, le “coup de foudre” est une métaphore pour exprimer une certaine façon de ressentir l’émergence de l’amour. Cet amour au premier regard frappe “avec une grande rapidité” et une “extrême impétuosité”.

Il suffit d’un regard pour qu’un sujet soit saisi, ravi (capturé et enchanté), par l’apparition de l’image d’un autre qui, sur le champ fait qu’il tombe amoureux. L’énamoration, nom savant pour décrire cet événement, ce quelque chose qui “vous tombe dessus” par hasard, provoque ce moment de “cristallisation”[1] où un sujet fait la rencontre d’un réel, au-delà de l’image, qui cogne, secoue, électrise, retourne, “torpille”. Ce réel le laisse dans un état de sidération, sans mots pour le dire.

Dans la théorie lacanienne, le réel c’est l’impossible, le hors-sens, ce pour quoi la langue ne dispose pas de mots adéquats pour le décrire. La scène initiale, où le “foudroyé(e)” a été ravi, comme arraché à lui-même, il ne peut que la reconstituer dans l’après- coup.

Le coup de foudre agit comme une hypnose. Roland Barthes dit que  “ l’épisode hypnotique est ordinairement précédé d’un état crépusculaire : le sujet est en quelque sorte vide, disponible, offert sans le savoir au rapt qui va le surprendre”[2]. L’apparition en forme d’éclair aurait un effet de réveil, de raz-de-marée. Freud évoque “un débordement de la libido du moi sur l’objet”[3]. Breton suppose dans L’ amour fou que “c’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles”[4]. Le coup de foudre sonne alors comme un Eurêka où le sujet, après une longue errance, se voit indiquer soudain un chemin lumineux. Tout se passe comme si la rencontre venait tout à coup révéler au sujet quelque chose qu’il ne savait pas agissant dans sa relation à la réalité.

“Au premier coup d’oeil” l’amoureux “sait”, il y a donc une sorte de conviction dans ce regard qui adhère à son objet. Nul atermoiement, nulle place au doute dans cette forme fulgurante de l’amour; il s’agit au contraire d’une conviction rapide, presque d’une certitude intérieure, d’une assurance que “c’est lui, c’est elle”.

L’autre sitôt vu, sitôt aimé est reconnu comme attendu, c’est comme s’il solutionnait instantanément un problème. Mais de quel problème s’agit-il? Le sujet a la conviction d’avoir réglé quelque chose de fondamental, puisque la solution, il l’a sous les yeux. Il sait qu’il aime d’un amour qui donne une autre teneur à tout ce qu’il sait. La rencontre est-ce la réponse à une question que le sujet ne connaît pas et qui ne demande qu’à être formulée.

Selon Lacan, “tout amour se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients”.[5]Le coup de foudre serait le télescopage immédiat et fulgurant de deux inconscients mis en présence l’un de l’autre au bon moment et au bon endroit. Une rencontre “miraculeuse” de l’imaginaire et du réel qui pourrait s’apparenter à une forme de “mimétisme inconscient” (Christian David)[6].

Le “désir à L’oeil”[7]

Ce qui caractérise donc le coup de foudre, c’est sa soudaineté où au premier coup d’oeil le sujet se sent transpercé d’amour. Cet accrochage scopique soudain qu’évoque les expressions “ il/elle m’a tapé dans l’oeil”, “toucher des yeux”, “ déshabiller du regard” est la traduction métaphorique que le regard est un objet pulsionnel, un objet cause du désir (objet a) selon la théorie lacanienne.

Le concept de pulsion scopique a permis à la psychanalyse de rétablir une fonction d’activité de l’oeil, non plus comme source de la vision mais comme source de libido. La psychanalyse différencie la libido de voir et l’objet regard en tant que manifestations de la vie sexuelle. La pulsion scopique fait surgir la jouissance du regard, dès lors qu’apparaît dans le réel quelque chose de la satisfaction. Dans le coup de foudre, l’autre apparaît dans mon champ de vision, véritable “tuché scopique”[8] où la rencontre simultanée du dehors et du dedans est comme la révélation du désir du sujet.

Cette introduction de l’autre dans le circuit du regard prend en compte la pulsion dans un double mouvement entre le sujet et l’autre : voir / être vu ou regardé / être regardé.

Lacan énonce : “Dans le champ scopique le regard est au dehors, je suis regardé, c’est à dire, je suis tableau”[9]. C’est l’idée selon Sartre, de la “possibilité permanente d’être vu par autrui”, donc “autrui est, par principe, celui qui me regarde”.

Dans la dialectique du coup de foudre, le regard s’enflamme dans la brusque rencontre de ce “point unique” qui “accentue un objet entre tous”, dans un point d’adéquation parfaite avec l’objet du désir inconscient.

Le coup de foudre, effraction traumatique?

Le coup de foudre pourrait encore être envisagé comme “un événement psychique traumatique”, dans la mesure où cette chute soudaine dans l’amour est souvent vécue comme une effraction angoissante qui vient ébranler la position de l’être, “déranger la défense” du moi.

La dimension d’intrusion, de parasitage, d’emprise et d’attaque est souvent présente dans le récit des patients. S’éprouver amoureux peut être ressenti en termes d’agression et vécu comme une menace avec l’impression d’être porté par quelque chose de plus puissant que soi et qui vous déborde.

“Avoir l’autre dans la peau” comme on dit, avec le fantasme sous-jacent de faire “peau commune”, scénarise des modalités d’identification et d’incorporation possible de l’objet d’amour, elles structurent dans un premier temps la relation narcissique. Une fois passé “l’orgasme mental” (Christian David)[10] du coup de foudre, l’amour vacille du champ de l’illusion à celui du réel et peut être un vecteur angoissant.

“Tomber amoureux” c’est se confronter, se sentir lié au désir de l’Autre, à ce qui lui manque. D’ailleurs, cette captation peut entraîner une chute subjective, une irrésistible vague pulsionnelle subitement ressentie, quand bien même le sujet a le sentiment d’une coïncidence “inespérée”; comme si de tout temps, celle-ci lui avait été promise ou destinée. Jusqu’alors inconnu ou ignoré, cet autre devient ce qui est le plus cher. L’éblouissement passionnel fait flamber l’idéalisation de l’autre en lui attribuant “un pouvoir de vie”.

L’énamoration appelle à la métaphore et comme l’affirme Lacan : “Parler d’amour est en soi une jouissance”[11]. Dans le langage amoureux, on parle de morsure ( “je suis mordu”), de brûlure (“je me consume d’amour”) ou de prise ( “être épris”, “en pincer pour”). Or, que nous enseignent ces métaphores sur l’amour? Cet événement de la rencontre amoureuse ne va pas sans dire et le recours à la métaphore est peut-être la recherche de l’impossible à dire. D’ailleurs, dans ce temps d’affolement de la passion naissante, on constate un pousse-à-écrire, enflammant même ceux qui n’ont aucun talent d’écriture.

La lettre d’amour ne serait-elle pas une façon pour un sujet amoureux de “trouver à faire bord à ce qu’il éprouve”[12], dans une tentative d’inscrire quelque chose d’un nécessaire “qui ne cesse pas de s’écrire”[13] , selon la formulation lacanienne.

[1]Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections” Stendhal, De l’amour.

[2] Roland Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Seuil, 1977.

[3] S. Freud, Pour introduire le narcissisme, sect III, G.W.X, 168.

[4] André Breton, L’amour fou, Ed gallimard, 1937, Folio, P. 13.

[5] J.Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, coll Champ freudien, 1975, p.131.

[6] C. David, L’état amoureux, Paris, Payot, 1971.

[7] Lucien Israël, Le désir à l’oeil, séminaire 1975-1976, Arcanes, 1994.

[8] Paul-Laurent Assoun, Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Anthropos, 2001, p.70.

[9] J.Lacan, séminaire XI, Les quatre concepts de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll Champ Freudien, 1973, p.98.

[10] Ibid

[11] J.Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Seuil, coll. Champ freudien, 1975, p.77.

[12] Marie Pesenti-Irrmann, Lacan à l’école des femmes, Eres, 2017, p. 243.

[13] Ibid