« Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. »
Sigmund Freud
Plus personne aujourd’hui n’ignore le terme « inconscient ». Dans le langage courant, il désigne l’ensemble des processus mentaux qui ne sont pas consciemment pensés. Or, l’idée d’inconscient est bien antérieure à l’œuvre freudienne. De nombreux philosophes comme Spinoza, Leibniz ou Schopenhauer en avaient eu l’intuition avant lui. Cependant, il fut le premier à concevoir l’inconscient comme une instance psychique indépendante de la conscience.
Dès la fin du XIX e siècle, Sigmund Freud, Neurologue viennois, identifie que l’être humain cohabite avec une « autre scène » qu’il ne contrôle ni ne maîtrise : des choses se passent dans son esprit, qui échappent à sa vigilance et à sa volonté consciente.
Pour Freud, « Le moi n’est pas maître dans sa propre demeure ». Alors que le sujet se pensait libre d’agir et de penser : les productions de l’inconscient comme les rêves, les lapsus, les actes manqués, les symptômes, témoignent que « ça pense » et « qu’il est agi » par des forces internes complexes qui lui échappent. Il s’agit de l’inconscient psychique que Freud pose comme le socle fondamental de la psychanalyse.
En 1915, Freud rédige une série d’écrits dédiés à la théorie qu’il intitule : « Métapsychologie ». Il y consacre, entre autre un article à la notion d’inconscient. Il commence en disant que refoulé et inconscient ne sont pas synonymes : « Tout ce qui est refoulé doit nécessairement rester inconscient, mais nous voulons d’entrée de jeu poser comme tel que le refoulé ne recouvre pas tout ce qui est inconscient. L’inconscient a l’extension la plus large des deux ; le refoulé est une partie de l’inconscient. »
Par ailleurs, il souligne que la psychanalyse n’est pas une théorie de l’inconscient. Elle est une théorie de la pratique analytique, qui se soutient de l’inconscient comme hypothèse. Il n’y a aucun accès direct à l’inconscient. Seul, un travail psychanalytique avec sa méthode, peut permettre une « traduction », un « déchiffrage » du langage de l’inconscient.
Valentine Hervé
« L’inconscient » par Freud (1)
« La psychanalyse nous a appris par expérience que l’essence du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir une représentation représentant la pulsion, mais à la tenir à l’écart du devenir-conscient. Nous disons alors qu’elle se trouve à l’état d’« inconscient », et sommes en mesure d’avancer de bonnes preuves
qu’elle peut, même inconsciente, manifester des effets, même certains qui atteignent finalement la conscience. Tout ce qui est refoulé doit nécessairement rester inconscient, mais nous voulons d’entrée de jeu poser comme tel que le refoulé ne recouvre pas tout ce qui est inconscient. L’inconscient a l’extension la plus large des deux ; le refoulé est une partie de l’inconscient.
Comment parvenir à la connaissance de l’inconscient ? Nous ne le connaissons naturellement que comme du conscient, après qu’il a subi une transposition ou traduction en du conscient. Le travail psychanalytique nous fait quotidiennement faire l’expérience qu’une telle traduction est possible. Pour ce faire, il est exigé que l’analysé surmonte certaines résistances, celles-là mêmes qui, de cela, ont fait jadis un refoulé, en l’écartant du conscient.
On nous conteste de tous côté le droit d’admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont, extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui, eux ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l’homme sain, et tout ce qu’on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade — notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est restée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques, mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée d’aller au-delà de l’expérience immédiate. Et s’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse. L’on doit donc se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une présomption insoutenable que l’on peut exiger que tout ce qui se produit dansle domaine psychique doive aussi être connu aussi de la conscience.
On peut aller plus loin et avancer, pour étayer la thèse d’un état psychique inconscient, que la conscience ne comporte à chaque moment qu’un contenu minime, si bien que, mis à part celui-ci, la plus grande partie de ce que nous nommons connaissance consciente se trouve nécessairement, pendant les plus longues périodes, en état de latence, donc dans un état d’inconscience psychique. Si l’on tenait compte de l’existence de tous nos souvenirs latents, il deviendrait parfaitement inconcevable de contester l’inconscient. Nous nous heurtons alors à l’objection selon laquelle ces souvenirs latents ne devraient plus être qualifiés de psychiques, mais correspondraient aux restes de processus somatiques dont le psychique pourrait resurgir. Il n’est pas difficile de rétorquer qu’au contraire le souvenir latent est, indubitablement, le reste d’un processus psychique. Mais il importe davantage de bien se rendre compte que l’objection repose sur l’assimilation non exprimée, mais posée d’emblée, entre le conscient et le psychique. Cette assimilation est, ou bien une petitio principit qui ne permet plus de se demander si tout ce qui est psychique doit aussi être conscient, ou bien une affaire de convention, de terminologie. Sous cette dernière forme, elle est naturellement, comme toute convention, irréfutable. La question demeure néanmoins ouverte de savoir si elle se révèle suffisamment utilisable pour que l’on doive s’y rallier. On est en droit de répondre que l’assimilation conventionnelle du psychique au conscient est absolument inappropriée. Elle brise les continuités psychiques, nous précipite dans les difficultés insolubles du parallélisme psycho-physique, prête le flanc au reproche de surestimer, sans fondement évident, le rôle de la conscience, et nous oblige à abandonner prématurément le domaine de la recherche psychologique, sans pouvoir nous apporter de dédommagements venant d’autres domaines.
En tout état de cause, il est clair que la question de savoir si l’on doit concevoir les états latents de la vie d’âme, impossibles à écarter, comme des états psychiques inconscients ou comme des états physiques, menace de déboucher sur une querelle de mots. Il est donc opportun de faire passer au premier plan ce qui nous connaissons avec certitude de la nature de ces états qui font problème. Or, ils nous sont, à l’heure actuelle, parfaitement inaccessibles par leurs caractères physiques ; aucune représentation physiologique, aucun processus chimique ne peut nous procurer une idée de leur nature. D’autre part, il est sûr qu’ils entretiennent le contact le plus large avec les processus psychiques conscients ; ils se laissent, moyennant l’accomplissement d’un certain travail, d’être transposés en ces processus conscients, eux, remplacer par eux, d’être remplacés par eux et ils peuvent être décrits décrit avec toutes les catégories que nous appliquons aux actes psychiques conscients, tels que représentations, tendances, décisions et autres choses
du même genre. En vérité, nous sommes obligés de dire d’une bonne partie de ces états latents qu’ils ne se distinguent des états conscients qu’en ce que la conscience fait défaut. Nous n’hésiterons donc pas à les traiter comme des objets de la recherche psychologique et à les mettre en un rapport très étroit avec les actes psychiques conscients.
Le refus obstiné d’accorder un caractère psychique aux actes psychiques latents s’explique par le fait que la plupart des phénomènes considérés n’ont pas été objet d’étude en dehors de la psychanalyse. Qui ne connaît pas les faits pathologiques, qui se borne à tenir les actes manqués des hommes normaux pour des hasards et se contente de la vieille sagesse pour qui tout songe est mensonge, n’a plus besoin que de négliger encore quelques énigmes de la psychologie de la conscience pour s’épargner l’hypothèse d’une activité psychique inconsciente. Du reste, les expériences hypnotiques, en particulier la suggestion post-hypnotique, ont démontré de façon tangible, avant même l’époque de la psychanalyse, l’existence et le mode d’action de l’inconscient psychique.
Mais l’hypothèse de l’inconscient est aussi une hypothèse pleinement légitime, dans la mesure où, en la posant, nous ne nous écartons pas du tout de la manière de penser habituelle, tenue pour correct. La conscience ne fournit à chacun de nous que la connaissance de ses propres états psychiques ; qu’un autre homme ait, lui aussi, une conscience, c’est là une inférence tirée, per analogiam, pour nous rendre compréhensible ce comportement de l’autre. (Psychologiquement plus exacte est sans doute la description qui veut que, sans plus de réflexion, nous attribuions à tout autre en dehors de nous notre propre constitution et ainsi donc également notre conscience, et que cette identification soit le présupposé de notre compréhension.) Cette inférence — ou cette identification — fut autrefois étendue du moi à d’autres hommes, aux animaux, aux plantes, à l’inanimé et à l’ensemble du monde, et s’avéra utilisable aussi longtemps que l’analogie avec le moi-individu était d’une grandeur terrassante, mais devint moins fiable dans la mesure où l’autre-chose s’éloigna du moi. Aujourd’hui notre critique commence à être incertaine s’agissant de la conscience des animaux, oppose un refus à la conscience des plantes et réserve à la mystique l’hypothèse d’une conscience de l’inanimé. Mais également, là où le penchant originel à l’identification a soutenu l’examen de la critique, s’agissant de l’autre-chose humain, le plus proche de nous, l’hypothèse de la conscience repose sur une inférence et ne peut partager la certitude immédiate que nous avons de notre propre conscience.
Or la psychanalyse n’exige rien, si ce n’est que ce procédé d’inférence soit également retourné sur la personne propre, ce pour quoi un penchant constitutionnel n’existe, à vrai dire, pas. Procède-t-on ainsi, il faut dire que tous les actes et manifestations que je remarque en moi et que je ne sais pas relier au reste de ma vie psychique, doivent être jugés comme s’ils appartenaient à une autre personne, et que l’on doit les expliquer en leur attribuant une vie psychique. L’expérience montre aussi que ces mêmes actes, auxquels on refuse la reconnaissance psychique, on s’entend très bien à les interpréter chez les autres, c’est-à-dire à les insérer dans le contexte psychique. Notre recherche est ici manifestement détournée de la personne propre par un empêchement particulier et empêchée de connaître celle-ci exactement.
Or, ce procédé d’inférence, appliqué malgré une résistance interne, sur la personne propre ne conduit pas, néanmoins, à la mise à découvert d’un inconscient, mais au contraire, pour parler correctement, à l’hypothèse d’une autre et seconde conscience, qui est réunie, dans ma personne, à celle connue de moi. Seulement, la critique trouve ici une occasion justifiée de faire quelques objections.
1. Premièrement, une conscience dont le propre porteur ne sait rien est quelque chose d’autre encore qu’une conscience étrangère, et l’on en vient à se demander si une telle conscience, à laquelle manque le caractère le plus important, mérite encore, en général, discussion. Qui s’est rebellé contre l’hypothèse d’un psychique inconscient ne pourra être satisfait de l’échanger contre une conscience inconsciente.
2. Deuxièmement, l’analyse indique que, un à un, les processus d’âme latents que nous inférons bénéficient d’un haut degré d’indépendance mutuelle, tout comme s’ils n’étaient pas en
liaison les uns avec les autres et ne savaient rien les uns des autres. Ainsi donc, il nous faut être prêts à faire l’hypothèse, non seulement d’une deuxième conscience en nous, mais aussi d’une troisième, d’une quatrième, peut-être d’une série inachevable d’états de conscience, inconnus, tous autant qu’ils sont, de nous et les uns des autres.
3. Troisièmement, argument le plus lourd qui entre en considération, nous apprenons d’expérience, par l’investigation analytique, qu’une partie de ces processus latents possèdent des caractères et des particularités qui nous semblent étrangers, incroyables même, et vont directement à l’encontre des propriétés de la conscience connues de nous. Aussi serons-nous fondés à modifier l’inférence retournée sur la personne propre, dans le sens qu’elle nous prouve, non une seconde conscience en nous, mais l’existence d’actes psychiques qui sont privés de conscience. Nous serons également en droit de récuser l’appellation d’une « subconscience », comme incorrecte et induisant en erreur. Les cas connus de « double conscience » (clivage de conscience) ne prouvent rien contre notre conception. Le plus pertinent est de les décrire comme cas de clivage des activités psychiques en deux groupes, la même conscience se tournant alors, alternativement, vers l’un ou l’autre camp.
Il ne reste pas d’autre solution à la psychanalyse, que de déclarer les processus psychiques inconscients en soi et de comparer leur perception par la conscience à la perception du monde extérieur par les organes des sens. Nous espérons même tirer de cette comparaison un gain pour notre connaissance. L’hypothèse psychanalytique de l’activité psychique inconsciente nous apparaît, d’un côté comme une prolongation lointaine de l’animisme primitif, qui nous faisait partout miroiter des portraits vivants de notre conscience, et d’un autre côté comme la continuation de la correction que Kant a apportée à notre conception de la perception externe. De même que Kant nous a avertis de ne pas négliger le conditionnement subjectif de notre perception et de ne pas tenir notre perception pour identique au perçu inconnaissable, de même la psychanalyse exhorte à ne pas mettre la perception de conscience à la place du processus psychique inconscient, qui est son objet. Tout comme le physique, le psychique n’a pas besoin non plus d’être en réalité comme il nous apparaît. Nous nous préparerons toutefois, avec satisfaction, à apprendre que la correction de la perception interne n’offre pas une aussi grande difficulté que celle de l’externe, que l’objet interne est moins inconnaissable que le monde extérieur. »
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1 Sigmund Freud, L’inconscient in Métapsychologie, Ed Folio essais, 1968, p.65.