Interprétation de la perte d’objets par Anna Freud
« Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte. »
Rainer Maria Rilke
Fille cadette de Sigmund Freud, Anna Freud fut une pionnière de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent. Elle fut d’abord institutrice mais s’intéressait depuis longtemps à la psychanalyse, ayant son père comme modèle et guide. Dès l’origine du mouvement psychanalytique, elle a œuvré pour une alliance entre la pédagogie et la psychanalyse. Selon elle, il n’y a pas de psychothérapie psychanalytique de l’enfant sans prise en compte de son environnement familier. Par ailleurs, Anna Freud a apporté une contribution irremplaçable à la psychanalyse d’enfant notamment avec ses ouvrages, le Normal et le pathologique chez l’enfant (1968) et Le moi et ses mécanismes de défenses (1936). Ce travail sera pour elle une base théorique aux réflexions sur la puberté où l’on trouvera des mécanismes comme le retrait en faveur d’autrui et l’identification avec l’agresseur. On y découvre également la description spécifique de l’ascétisme, de la défense intellectuelle, de « l’identification comme si » et du retrait narcissique.
Le présent article, publié en 1967, sous le titre Perdre et être perdu1, illustre d’une façon claire et compréhensible la pensée d’Anna Freud. Dans cette contribution, elle s’appuie sur la notion d’« objet transitionnel » théorisé par Winnicott. Cet objet (appelé « doudou » aujourd’hui) est là pour rassurer et consoler l’enfant comme le ferait une présence maternelle. Cet objet vise à atténuer les angoisses liées à une éventuelle séparation entre l’enfant et son environnement familier, il lui permet également de supporter le manque et la frustration. Du reste, cet objet est tellement précieux que même une fois adulte, il reste ancré dans les tréfonds de la mémoire.
V.H
Texte : Anna FREUD.
C’est très tôt que l’analyse s’est intéressée au fait de perdre ou d’égarer des objets. En 1901, dans Psychopathologie de la vie quotidienne nous le trouvons mentionné pour la première fois, et, plus tard, plus explicitement dans les chapitres sur les « actes manqués » des Conférences d’introduction (1916-1917). Dans ces deux publications, Freud expliquait le fait de perdre comme il le fit pour les oublis, les lapsus linguae, etc., par le mécanisme d’une intention consciente qui se trouvait contrecarrée par un désir surgissant de l’inconscient. Dans le cas de la perte cela signifie que nous avons le désir inconscient de nous débarrasser de quelque chose que, consciemment, nous désirons garder. La tendance inconsciente profite d’un moment favorable (quand notre attention est attirée ailleurs, quand nous sommes fatigués ou préoccupés, etc.) pour se manifester. Nous perdons alors l’objet en question, c’est-à-dire que nous le jetons, ou l’égarons, sans nous en apercevoir. Plusieurs exemples de ce genre de manifestations sont rassemblés dans Psychopathologie de la vie quotidienne, visant, surtout « à frayer la voie à l’hypothèse nécessaire de l’existence de processus mentaux inconscients mais agissants ».
Pour notre réflexion métapsychologique, d’autre part, il est significatif que l’intérêt que montrait Freud pour le phénomène de la perte allait, dès 1916, au-delà de l’explication de ces deux forces interférant l’une avec l’autre, et au-delà du besoin de prouver l’existence d’un inconscient agissant. Dans ses Conférences introductives il écrivait : « Perdre et égarer représentent un intérêt tout particulier pour nous, à cause des multiples significations que ces manifestations peuvent avoir, c’est-à-dire à cause de la multiplicité d’intentions que ces actes manqués peuvent réaliser. Tous les cas ont en commun le fait qu’il y avait un désir de perdre quelque chose ; ils diffèrent quant à l’origine et la visée de ce désir. Nous perdons un objet quand il est usé, quand nous souhaitons le remplacer par un autre meilleur, quand nous ne l’aimons plus, quand il provient de quelqu’un avec qui nous ne sommes plus en bons termes, ou quand nous l’avons acquis dans des circonstances dont nous n’avons plus envie de nous souvenir…La sauvegarde des « choses » peut être soumise aux mêmes influences que celles des enfants. »
Comprendre « l’origine et la visée » de la perte nous conduit ici des aspects dynamiques aux aspects économiques et libidinaux du fonctionnement psychique avec lesquels nous sommes également familiarisés. Tout comme Freud alors, nous considérons comme évident maintenant que nos possessions matérielles sont investies de libido (et d’agressivité) et que le fait de garder, égarer, perdre et retrouver est provoqué par des modifications quantitatives ou qualitatives de cet investissement.
Nos possessions matérielles peuvent représenter des parties de notre propre corps, auquel cas nous les investissons narcissiquement, ou bien elles peuvent représenter des objets d’amour humains, auquel cas elles sont investies de libido d’objet. Nous augmentons ou diminuons l’investissement, ou changeons de positif en négatif, de la libido à l’agressivité, selon les vissicitudes de notre attitude à l’égard des objets du monde extérieur d’autre part. S’il s’agit des liens symboliques entre parties du corps et possessions matérielles, ils ont été étudiés très attentivement par rapport à la production anale. La psychanalyse a établi une filiation directe qui va de la grande valeur accordée aux excréments dans la vie infantile jusqu’à la valeur attribuée à l’argent à l’âge adulte. Bon nombre de comportements de l’adulte qui seraient restés par ailleurs incompréhensibles sont accessibles à l’explication sur cette base, comme par exemple la manie de collectionner, l’avarice, la cupidité, ou leurs contraires.
Il s’est ouvert un nouveau chapitre dans la compréhension du fait de perdre et de garder quand les analystes se sont mis à focaliser leur attention sur les événements de la première année de la vie et sur les premières interactions mère-enfant. Il existe un consensus général sur le fait que l’enfant attache une valeur, par son investissement, à tout objet dont il peut obtenir de la satisfaction, qu’il soit indifféremment animé ou inanimé, qu’il fasse partie du monde interne ou du monde externe. Comme l’observation le confirme, le sein de la mère, le biberon, les propres doigts de l’enfant, etc., sont périodiquement recherchés, trouvés, perdus, retrouvés, etc.
Par ailleurs, selon l’orientation théorique de chaque auteur la différenciation naissante entre le self et le monde des objets est conçue comme survenant très tôt ou relativement tard dans l’enfance ; ou bien les objets inanimés (comme le biberon) et les parties du corps (comme les doigts) sont considérés comme des objets à part entière ou seulement des dérivés et des substituts de la mère. Il me semble que toute décision à prendre à ce sujet (ou toute indécision à conserver) doit se baser sur le fait que nous nous occupons ici d’êtres humains indifférenciés et non encore structurés, qu’il s’agit d’une période de la vie où il n’y a pas d’objets entiers, mais seulement des objets partiels, à un moment où il n’y a que des relations d’objet anaclitiques, c’est-à-dire satisfaisant les besoins, et que même les objets externes sont inclus dans le milieu interne, narcissique, de l’enfant.
Nous sommes grandement aidés dans notre dilemme par le concept d’« objet transitionnel » que D. W. Winnicott a introduit en 1953. Winnicott a montré le cheminement qui relie le sein de la mère, comme source de plaisir, au pouce qui est sucé, à la couverture, à l’oreiller ou au jouet doux et caressant que l’enfant manipule. Il a montré de façon convaincante que tous ces premiers objets sont investis doublement, narcissiquement et dans l’amour objectal, et que cela permet à l’enfant de transposer graduellement ses attachements de la figure investie de la mère au monde extérieur en général.
Ainsi donc, les êtres humains sont souples tant qu’il s’agit de leurs attachements. Des liens à coloration narcissique alternent avec des liens d’objet proprement dits, des investissements libidinaux avec des investissements agressifs, des objets animés avec des objets inanimés. Ceci crée des possibilités multiples de décharge, qui restent importantes bien au-delà de l’enfance. Les enfants qui sont mécontents, frustrés, jaloux, etc., mais incapables, pour des raisons internes ou externes de réagir agressivement à l’égard de leurs parents, peuvent retourner cette même agressivité contre des choses matérielles et détruire leurs jouets, leurs vêtements, le mobilier…
Dans un accès de rage, des individus de tous âges peuvent choisir comme cible de leurs attaques soit leur propre corps, ou d’autres personnes ou tout autre objet à leur portée. Des enfants plongés dans l’angoisse de séparation peuvent s’accrocher aux objets qu’ils possèdent en y plaçant, à ce moment-là, l’investissement déplacé de leurs objets humains. Quand nous analysons des adolescents qui traversent une phase de retrait du monde objectal, ou qui souffrent des contrecoups d’une histoire d’amour malheureuse, nous constatons souvent qu’ils ne pensent qu’à se cramponner à ce qui reste, cela prend la forme de listes inventoriant les amis qui leur restent, ou leurs objets de valeur. Les personnes qui ont un caractère obsessionnel sont bien connues pour transposer des êtres humains aux objets matériels les formations réactionnelles qu’ils ont mises en place pour lutter contre leurs pulsions hostiles et leurs vœux de mort ; ils deviennent ainsi incapables de se débarrasser de quoi que ce soit, fût-ce des choses sans valeur, inutiles et superflues.
Il ne fait aucun doute dans notre esprit que l’interprétation du fait de perdre en fonction de l’économie libidinale ajoute beaucoup à son explication dynamique et que, sur cette base, nous allons de la simple compréhension de phénomènes tels que perdre, égarer, jeter, détruire, reprendre, etc., pour en arriver à une théorie qui intéresse l’attitude de l’être humain envers ce qu’il possède.
Nous commençons à comprendre, en outre, pourquoi perdre des choses est l’exception plutôt que la règle, malgré la multitude d’objets que nous possédons. Il est clair que c’est la répartition de notre libido entre le monde animé et le monde inanimé et l’investissement positif des objets matériels qui en résulte, qui garantit que nos possessions restent attachées à nous, ou plutôt que nous restons attachés à elles. De plus nous comprenons comment certaines personnes deviennent des perdants chroniques. Si leurs processus libidinaux sont sérieusement altérés, ils cessent d’avoir une emprise sur leurs possessions, sans que ces dernières, soient, en rien devenues pire.
Nous voyons ceci se produire, par exemple, chez des individus dont tout l’intérêt se concentre sur un sujet particulier (comme une recherche scientifique) et qui, du coup, deviennent « distraits ». Ceci arrive aussi dans des états de grand bouleversement émotionnel tels que le deuil, ou l’amour, quand l’investissement est engagé dans une direction particulière, unique et retiré de ses autres positions.
(….)
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1 Clifford Yorke, Anna Freud, Psychanalystes d’aujourd’hui, Ed PUF, Paris 1997.