Le traumatisme ignore le
temps
L’événement traumatique
Le traumatisme psychique est un concept clé de la théorie psychanalytique.
Le terme “ traumatisme “ est assez courant voire banalisé dans les conversations ordinaires et des centaines d’articles et de livres y sont consacrés.
Le XXème siècle nous a fourni maintes occasions d’interroger la question du traumatisme, lors des guerres mondiales et civiles, de persécutions, de génocides, de catastrophes naturelles. Le XXIème siècle n’a pas non plus été épargné avec la vague d’attentats terroristes et aujourd’hui dans ce moment particulier d’une pandémie mondiale. Quelques soient les circonstances où les traumatismes ont eu lieu, la symptomatologie est étrangement similaire.
En 1917, Freud proposa une définition précise de l’expérience traumatique : “ Nous nommons ainsi un événement qui apporte à la vie psychique, en un court laps de temps, une augmentation d’excitations si puissante que l’élimination ou l’élaboration de celles-ci de la façon normale et habituelle échoue, d’où doivent résulter de durables perturbations de l’activité d’énergie”[1].
De plus, selon la théorie freudienne, ce n’est que dans l’après-coup qu’un événement devient épisode traumatique de la vie. Le traumatisme nous confronte donc inévitablement à la question du temps. Pourquoi un événement survenu dans le réel a parfois besoin d’un temps de latence pour se dire ?
La clinique du trauma
Le traumatisme, c’est cet “ évènement ”, qui fait irruption le plus souvent de l’extérieur (par ex. un accident, une agression, etc.), de façon soudaine et inattendue, qui fait rupture dans l’histoire du sujet. Face à cet irreprésentable, il reste pétrifié non pas par la peur, mais par l’effroi.
Ainsi, avons-nous à différencier dans notre clinique un sujet angoissé d’un sujet traumatisé. Dès lors, le psychisme est débordé par une excitation qu’il ne peut comprendre ni gérer. Le sujet peut dans un premier temps ne pas réagir, rester “sans voix”, comme sidéré par cette“mauvaise rencontre ”, à laquelle il n’était pas préparé, puisqu’il ne s’y attendait pas.
Freud ajoutera que l’événement traumatique agit à la manière d’un “corps étranger ” qui, longtemps encore après son irruption, joue un rôle actif. Le temps a beau passer, le vécu ne se transforme pas en souvenirs : bien qu’oubliés, ils restent actifs.
Cet “ inoubliable “ se mesure dans l’après-coup et peut se manifester sous forme de symptômes dépressifs, d’angoisses, crise de panique, phobie, isolement, déréliction, alcoolisme ou violence. De plus, régulièrement le traumatisme revient hanter le sujet, sous forme de cauchemars à répétition. Pourquoi le sujet revient-il sans cesse sur le” lieu du traumatisme ”? Pourquoi répéter “ cet éternel retour du même ”? Selon Freud, ce revécu cauchemardesque est en quelque sorte une commémoration, une recherche constante du psychisme à trouver une résolution de ce qui s’est passé.
Un traumatisme à l’échelle du monde
Aujourd’hui, le monde entier est confronté à une épidémie virale, le COVID-19. D’ailleurs, selon les mots de notre président, nous sommes “ en guerre “, contre un ennemi imprévisible et invisible qui a fait effraction dans le réel de nos vies. D’autant plus que le réel est fou, car comment imaginer qu’une épidémie à l’échelle mondiale allait s’abattre sur nos têtes et chambouler toutes nos certitudes, nous privant du même coup de notre liberté de mouvement.
Dans ce cas, peut-on parler de traumatisme mondial ? Certains cliniciens réservent ce terme à des situations particulières, voire extrêmes où le sujet a été confronté à la représentation de l’imminence de sa mort ou à une situation traumatogène. Un traumatisme peut être également éprouvé dans l’impuissance face à un sentiment d’abandon intense, sentiment que Freud appelle, “ détresse psychique ”.
De plus, cette pandémie a pris tout le monde par surprise, créant un état de sidération généralisé qui a nécessité pour chacun une nouvelle organisation défensive pour tenter de tamponner cette frappe du réel, qui est en l’occurrence une situation de non-sens.
Il est piquant de constater, que l’affolement exacerbé des médias, la place occupée par la circulation ininterrompue des images du réel de la mort, a contribué à cette culture du traumatisme.
Peu ou prou, chaque sujet a été impacté et il s’agira dans l’après-coup d’identifier pour chacun ce qui a fait trauma. Assurément, cet événement a laissé une trace : dans l’intime des familles, le chômage, la violence subie, la faim dans certains quartiers sensibles, la mort d’un proche, la peur d’aller travailler pour les soignants. Même si l’heure du déconfinement a sonné, la peur et l’incertitude face à l’avenir demeurent intactes. Du reste, la rue a comme des allures de “ bal masqué “ sanitaire où chacun a le devoir de protéger sa vie et celle de l’autre. Cet autre à qui l’on parle de loin, que l’on regarde avec méfiance et suspicion. Il nous faut vivre avec le virus, martèlent les politiques. Néanmoins, le risque de contagion met à mal le “ vivre ensemble “.
Par le biais des médias, des cliniciens sonnent le tocsin et prédisent une flambée de syndrome de stress post-traumatique. Rappelons que c’est sous l’influence des psychiatres militaires que l’appellation PTSD[2] (selon le DSM-IV[3] ) a remplacé le terme névrose traumatique ou névrose de guerre. Cette catégorie diagnostique, critiquable sur bien des points, a néanmoins l’intérêt de reconnaître que l’impact d’un traumatisme peut avoir des conséquences sur un plan collectif, bien au-delà des seules victimes.
Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact post-confinement mais, déjà, on rencontre un symptôme de la clinique du trauma : l’inhibition. Elle se manifeste par des blocages, des états d’hypervigilance, une anxiété, une surveillance excessive et épuisante. Sortir de chez soi, peut s’avérer une épreuve chez un sujet anxieux qui, dès lors, a peur de faire une “mauvaise rencontre “ sous les traits du virus. Pour lui, le monde n’est plus protecteur, mais est devenu dangereux.
C’est la question d’une vie après le COVID. Ce réel est venu nous saisir, nous surprendre, peut-être aura- t-il le pouvoir de nous réveiller.
D’ores et déjà, il nous a montré “ la caducité de maintes choses que nous avons tenues pour persistantes[4] “et l’homme découvre à ses dépens à quel point la vie est faite d’incertitude.
[1] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Ed Payot, Paris, 1961, p.256.
[2] Post-traumatic stress disorder
[3] Le DSM-IV est le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Il a été publié par l’American Psychiatric Association en 1994. Il a été révisé (DSM-IV-TR), de façon mineure, en 2000. Le DSM V a été publié en mai 2013.
[4] S.Freud, Éphémère destinée in Résultats, idées, problèmes, Puf, Paris, 1984, p.236.