« Le difficile n’est pas de monter, mais en montant de rester soi. »
Jules Michelet
« Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ?[1] » de Gérald Bronner
« Pourquoi suis-je devenu qui je suis ? » s’interroge Gérald Bronner, sociologue, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie de médecine, dans son dernier essai « Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? ». C’est à une véritable « enquête teintée de biographie qui a pris la forme d’une méditation argumentée » que s’est livré le sociologue. Il n’en fait aucun mystère : il est issu d’un milieu modeste, il a grandi à Nancy en HLM, sa mère était femme de ménage.
Dans cet essai, il interroge la question des « transclasses », néologisme forgé par Chantal Jaquet, qui désigne « les individus qui, seuls ou en groupes, passent de l’autre côté, transitent d’une classe à l’autre, contre toute attente[2] ». De son côté, Gérald Bronner se définit plus comme un « transclasse » que comme un « transfuge » car « Le terme transfuge ne me plaît pas beaucoup, parce qu’il indique une forme de trahison, c’est un terme déjà connoté négativement. » Il emploie davantage le terme de « nomade social » pour désigner « quelqu’un qui n’est pas sédentaire, qui revient éventuellement dans sa classe sociale ».
Par ailleurs, ce concept a été largement théorisé par Pierre Bourdieu qui à son tour, s’est également arraché à sa classe sociale d’origine. Aux côtés des sociologues comme Bourdieu ou Didier Eribon (Retour à Reims) et de leurs récits auto-socio-biographiques, la littérature s’est également emparée de la question avec les ouvrages d’Annie Ernaux et d’Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule).
Or, Gérald Bronner ne se reconnaît pas dans les récits des « transclasses », qui selon lui produisent un récit « doloriste » de la figure en question. D’une part, ce dolorisme, c’est-à-dire l’exaltation de la douleur pour se raconter soi-même, « incite chacun d’entre nous à quérir un statut de victime » et d’autre part, le sociologue souligne que : « La honte est le stigmate fédérateur qui organise le récit de nombre de « transclasses » ». Pour Gérald Bronner : « les récits doloristes transforment de petites incommodités en ressentiment incoercible, cela devient un récit envahissant ».
Pourquoi est-ce la « honte » et pas la « fierté » qui habite ces récits se demande le sociologue. Et, c’est en tant que sociologue des croyances collectives qu’il pose la question suivante : « Pourquoi la honte devient aujourd’hui le motif narratif dominant de ceux qui changent de classe sociale ? Cela n’a pas toujours été le cas. Au XIXème siècle, on retrouvait plutôt une fierté, l’image du self-made man – tout aussi fictionnelle que le dolorisme par ailleurs ».
Cela étant, Gérald Bronner admet avoir ressenti cette honte sociale dont parle Annie Ernaux dans son ouvrage éponyme La honte. De quelle honte s’agit-il ? La sociologie de Bourdieu part du principe que chacun de nous est bien le produit de son milieu et que chaque milieu social possède ses propres « habitus », c’est-à-dire ses propres manières de vivre, de parler, de se tenir, de penser, de s’habiller qui ont été acquises et incorporées au point d’en oublier l’existence.
On prend conscience des différents « habitus » lorsqu’on est confronté à un milieu qui n’est pas le sien. Or, le « transclasse », au fur et à mesure de ses réussites scolaires puis professionnelles va incorporer d’autres habitus que ceux de sa classe d’origine. Il s’agit d’en emprunter les codes et de « singer les usages de leur nouveau monde ». Aussi, Gérald Bronner ne fait pas du sentiment de honte une loi d’airain et tempère en disant : « Bien entendu encore que, l’âge des amours venu, mes vêtements hors mode me desservaient un peu et tout ce que l’on voudra dire ou écrire à ce propos est un peu vrai. Mais seulement un peu, me semble-t-il ».
Le sociologue plaide pour un regard libéré de la honte, qui ne se fonde pas exclusivement sur les variables sociales, mais qui invite à une prise en compte de la multiplicité des facteurs qui déterminent la vie, et donc le « récit de soi ».
Ce « récit de soi » correspond à ce que la psychanalyse appelle le « roman familial ». Ce concept, élaboré par Freud consiste en une activité fantasmatique consciente fréquente chez l’enfant à la période oedipienne ou lors de la pré- adolescence et qui vise à prendre une distance par rapport à ses parents réels. Cela revient à « se débarrasser des parents, désormais dédaignés, et de leur en substituer d’autres, en général de rang social plus élevé [3]».
Une autre variante de cette fiction consiste pour l’enfant à se fabriquer des rêves éveillés dans lesquels il modifie la réalité familiale au profit d’une représentation imaginaire soit de son malheur (être un enfant trouvé), soit de sa noblesse (les vrais parents sont riches et prestigieux). Nous retrouvons ces fantaisies chez Gérald Bronner quand il dit : « Ce sentiment de différence a ancré l’idée que je n’appartenais pas vraiment au monde dans lequel j’étais né ».
Cette activité fantasmatique au service de sa propre grandeur, d’une toute puissance infantile est une façon pour lui de « corriger l’existence telle quelle est [4]» et de s’inventer une autre filiation, plus conforme à son désir.
Qu’en est-il du « roman familial » pour les « transclasses » ? Il est patent de constater que dans beaucoup de récits, au moins un des parents aurait souhaité un autre statut social et désiré que son enfant fasse des études, de sorte à ne pas reproduire l’héritage familial. A partir de là, l’enfant pourra s’appuyer sur l’« idéal du moi » d’au moins un des parents pour l’intégrer à son propre « idéal du moi ».
Le sociologue en donne une belle illustration quand il rapporte les paroles de son père qui lui dit : « Toi, tu iras loin » ou quand sa mère lui achète un gâteau appelé « coup de soleil » alors qu’il est reçu à son baccalauréat, qu’il était le premier à obtenir dans sa famille. Ces paroles singulières ont peut-être agi sur lui comme une autorisation à « briller » et à aller au-delà « d’une assignation à résidence sociale ».
Les figures parentales occupent une place importante dans la construction de soi, mais pas seulement. Gérald Bronner insiste sur l’influence et la reconnaissance des « pairs » et l’importance des rencontres déterminantes qu’il a fait tout au long de sa trajectoire. Il a cherché des modèles ailleurs que dans son milieu d’origine, des « alliés d’ascension » ou des « fées » comme les appelle le sociologue Norbert Alter, « c’est-à-dire des personnes qui semblent voir en vous le destin qui pourrait être le vôtre et vous aide ».
Le « transclasse », fait figure d’exception face au fatalisme de la reproduction sociale. Il fascine et force l’admiration car son parcours déjoue les statistiques de la reproduction sociale.
« Existe-t-il un intime à partir du moment où le lecteur, la lectrice ont le sentiment qu’ils se lisent eux-mêmes dans un texte ? » se demande Annie Ernaux dans L’écriture comme un couteau.
Ce retour sur soi/ chez soi que les écrivains « transclasses » explorent, va en même temps vers les autres et c’est toute la force de leur témoignage de parvenir à toucher une part universelle en chacun de nous.
[1] Gérald Bronner, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? Ed Autrement, Paris, 2023.
[3] S. Freud, Le roman familial des névrosés, in Névrose, psychose et perversion, Ed Puf, Paris, 1973
[4] Ibid p. 158