« Je doute qu’il soit encore si fréquent qu’un peuple se moque à ce point de lui-même ».
Sigmund Freud
« Le bouquin de l’humour juif »
de Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal
Qu’est-ce-que l’humour juif ? Une « règle de survie », un « art de l’esprit », une « politesse du désespoir », « une façon de voir le monde », un « art de vivre » qui permet de prendre de la distance, d’assumer une différence. Un pas de côté pour déjouer la colère et l’enfermement, la rage et le désespoir. Il est aussi « une forme de résistance aux petites persécutions quotidiennes ou à la misère des ghettos »[1] . Il est tout ça et bien plus encore.
Il est aussi un art de l’autodérision, un humour qui se moque de lui-même, comme dans les célèbres blagues sur les mères juives. Mais, si on se moque de ces mères, on le fait toujours avec tendresse et indulgence.
L’humour juif est depuis longtemps l’objet de nombreux ouvrages, essais, conférences, colloques…Cette nouvelle anthologie, dense et particulièrement nourrie sur l’humour juif réussit la gageure de rassembler plus de 5000 histoires drôles d’hier et d’aujourd’hui.
Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal, ont non seulement exhumé des textes méconnus, mais ont également donné la parole à la nouvelle génération de comiques, de stand-up et de créateurs de séries télévisées. On jubile à découvrir ces mots d’esprit, histoires drôles, textes littéraires, sketchs et autres répliques de films et séries des différents pays où l’humour juif a permis de traverser des situations des plus ordinaires au plus tragiques.
» Si tu as mal, ris ! » dit un dicton yiddish et c’est ce que Freud fait quand il est confronté à l’absurdité de devoir affirmer son soutien aux nazis et forcé de quitter Vienne, parce que juif. Freud fait ce qu’il sait faire : il rit, du mal et de lui-même.
Il signa sous la contrainte une déclaration par laquelle il reconnaissait que les fonctionnaires du parti nazi l’avaient correctement traité. Or, selon la légende, reprise par son fils Martin Freud, il aurait rédigé cette attestation en ces termes : « Je peux chaleureusement recommander la Gestapo à tous et à chacun ». Cette anecdote est paradigmatique d’un esprit d’irrévérence, d’une mise à distance. En un mot, un exemple d’humour juif.
Freud et l’humour juif
Freud avait une passion pour les aphorismes, les jeux de mots, les histoires juives et ne cessa de les collectionner tout au long de sa vie. Il était doué d’un humour corrosif et adorait les récits de Shadchen (marieurs juifs) ou de Shnorrer (quémandeurs), à travers lesquels s’exprimaient, par le rire, les problèmes majeurs de la communauté juive d’Europe centrale confrontée à l’antisémitisme.
Freud se penche sur ce mécanisme psychique dans deux textes : en 1905, dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’Inconscient et en 1927, dans L’humour[2]. Dans ce dernier, il revisite la question de l’humour qu’il présente comme une arme défensive : l’humour défend le moi. Il est un gage de victoire : il fait triompher le moi. Il est aussi un moyen d’acquérir un gain de plaisir face à un surmoi sévère. Ainsi, faire une pirouette humoristique, est une façon de rendre le surmoi « suffisamment bon », de le mettre dans sa poche, le temps d’une blague. Freud, en propose cette formule : « L’humour, qui est un moyen de défense, fait triompher le moi et le principe de plaisir »[3].
Il prend l’exemple d’un condamné à mort, conduit le lundi à la potence, alors qu’il commence à pleuvoir, et qui dit : « Tiens, la semaine commence bien ! [4]». Ainsi, le condamné s’adresse à lui-même, et fait comme si la mort n’avait aucune importance. Au lieu de se montrer affecté, terrorisé, comme cela aurait dû être le cas, il fait comme si la réalité de sa mort était un événement ordinaire. Il regarde la réalité terrifiante, du haut de sa toute- puissance infantile, comme un enfant qui n’a aucune conscience de la mort. Freud le résume en disant : « L’humour semble dire : « Regarde ! Voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d’enfant ! le mieux est donc de plaisanter ! [5]».
Pour Freud, la capacité à l’humour « est un don précieux et rare », « une grandeur d’âme ». Pour Lacan, l’aptitude à l’humour est : « l’un des critères de distinction entre des sujets normaux et les malades mentaux ».
L’humour serait-il un gage de santé mentale ? Freud distingue trois moyens de se soustraire à la souffrance du monde : la névrose, l’ivresse et l’extase. A ce triptyque, il ajoute l’humour, qui a l’avantage d’être un processus psychique plus sain et de ne pas « abandonner le terrain de la santé psychique ». Recourir à l’humour, permettrait ainsi à un sujet de prendre de la distance face à des affects d’angoisse, de honte et de culpabilité.
Pour finir, nous donnerons la parole à la mère juive, laquelle à la réputation de beaucoup aimer ses enfants…surtout ses garçons. Elle demeure la plus grande ambassadrice de l’humour juif.
Quatre mères juives sont réunies dans un café. La première déclare :
- Mon fils est si attentionné ! Il me téléphone tous les jours, m’envoie des fleurs chaque shabbat.
La deuxième s’adresse à son tour aux autres avec assurance :
- Le mien m’aime tellement qu’il a fait ériger une tour sur laquelle trône une pancarte avec mon nom.
La troisième renchérit :
- Mon fils a fait construire un nouveau quartier et a négocié avec le maire. Une des rues portera mon nom.
La dernière mère prend alors fièrement la parole :
- Mais qu’est-ce que c’est, tous ces gestes, à côté de ceux de mon fils ! Il m’aime plus encore que les vôtres. Figurez-vous qu’il va voir quelqu’un plusieurs fois par semaine, qu’il paie fort cher et, tout ça, juste pour parler de moi.
Les auteurs :
Jonathan Hayoun est auteur, réalisateur, essayiste. Il est l’auteur-réalisateur de documentaires qui ont connu un vif succès, dont la série documentaire Histoire de l’antisémitisme, de l’Antiquité à nos jours, diffusée sur Arte. Nommé aux Lauréats de l’audiovisuel 2023.
Judith Cohen-Solal, psychanalyste, auteure, essayiste. Elle est la conceptrice du module pédagogique CoExist, co-autrice du documentaire Histoire de l’antisémitisme.
[1] Joseph Klatzmann, l’humour juif, Que sais-je, Ed PUF, Paris, 1998.
[2] S. Freud, L’humour in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard,1985.
[3] Ibid, p.324
[4] Ibid, p. 321
[5] Ibid, p. 328