Le mot d’esprit

Freud et l’humour juif

Freud avait une passion pour les aphorismes, les jeux de mots, les histoires juives et ne cessa de les collectionner tout au long de sa vie. Il était doué d’un humour corrosif et adorait les récits de Shadchen (marieurs juifs) ou de Shnorrer (quémandeurs), à travers lesquels s’exprimaient, par le rire, les problèmes majeurs de la communauté juive d’Europe centrale confrontée à l’antisémitisme.

En de multiples occasions, Freud usa du mot d’esprit autant pour se moquer de lui-même que pour signifier à son entourage combien il pouvait rire des réalités les plus sombres. A la fin de sa vie, forcé de quitter Vienne, il signa sous la contrainte une déclaration par laquelle il reconnaissait que les fonctionnaires du parti nazi l’avaient correctement traité. Or, selon la légende, reprise par son fils Martin Freud, il aurait ajouté : “Je puis cordialement recommander la Gestapo à tous.”

Le mot d’esprit, forme sociale du rire

Après L’interprétation du rêve[1] et Psychopathologie de la vie quotidienne[2], Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient[3] est le troisième grand ouvrage de Freud où il déploie les voies d’accès à l’inconscient.

Dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud distingue les mots d’esprit inoffensifs de ceux qui sont tendancieux, ces derniers ayant pour mobile l’agressivité, l’obscénité ou le cynisme. Quand ils atteignent leur but, les mots d’esprit, qui nécessitent la présence d’au moins trois personnes ( l’auteur de la plaisanterie, son destinataire et un tiers), aident à supporter les désirs refoulés en leur fournissant un mode d’expression socialement acceptable. Il y a en outre selon Freud un quatrième mobile, plus terrible que les trois autres : le scepticisme. Les mots d’esprit de ce registre mettent en jeu le non-sens et s’attaquent non pas à une personne ou à une institution, mais à la véracité du jugement. Ils mentent quand ils disent la vérité et ils disent la vérité au moyen du mensonge, comme l’illustre cette histoire juive : “ Dans une gare de Galicie, deux juifs se rencontrent dans un train. “ Où vas-tu? demande l’un. – A Cracovie, répond l’autre. – Regardez- moi ce menteur s’écrie le premier, furieux. Si tu dis que tu vas à Cracovie, c’est bien que tu veux que je croie que tu vas à Lemberg. Seulement moi, je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors pourquoi tu mens?”.[4] Derrière l’esprit sceptique se cache un désir de rendre l’autre fou.

Le mot d’esprit, producteur de plaisir

Tandis que le rêve est l’expression de l’accomplissement d’un désir, le mot d’esprit est producteur de plaisir, il est le lieu d’une levée de l’inhibition.

La production du mot d’esprit répond aux mêmes mécanismes que ceux décrits dans le “travail du rêve”. Parmi ces mécanismes, on retrouve la condensation ( la concision du mot d’esprit est le résultat du processus condensateur) et le déplacement. Les effets du déplacement sont nombreux : l’erreur de compréhension de l’un des personnages de l’histoire drôle, le contretemps, les raisonnements spéciaux, le contresens.

Le mot d’esprit se caractérise avant tout par l’exercice de la fonction ludique du langage dont le premier stade serait le jeu d’enfant et le second la plaisanterie.

Pour illustrer un exemple de mot d’esprit, Freud emprunte aux Tableaux de voyage[5] de Heinrich Heine, un récit qui met en scène un personnage nommé Hirsch-hyacinth, placeur de billets de loterie, qui se vante auprès de Heine, d’être traité de façon famillionnaire par le riche baron de Rothschild. Dans ce mot (d’esprit), forgé par “erreur” (inconsciemment) à partir de familier et de millionnaire, Freud voyait le résultat d’un processus de condensation semblable à celui que l’on rencontre dans le travail du rêve.

Le désir impossible à objectiver d’ “avoir un millionnaire dans sa poche”[6] s’exprime par le jeu de mot famillionnaire.

 

La pratique de l’humour

 

A la fin de son ouvrage sur le mot d’esprit, Freud aborde brièvement l’humour. Il le définit comme une forme particulière du comique. Il distingue trois sortes de plaisirs relatifs à trois sortes d’épargnes : le mot d’esprit est un plaisir issu d’une économie d’une dépense d’inhibition; le comique d’une dépense de représentation; l’humour d’une dépense d’un affect qui serait pénible. Dans les trois formes, il y a un effet libérateur qui ramènent l’homme à l’état infantile, car “l’euphorie que nous aspirons à atteindre par ces voies n’est rien d’autre que l’humeur de notre enfance, un âge où nous ignorions le comique, étions incapables d’esprit et n’avions pas besoin de l’humour pour nous sentir heureux dans la vie.”[7]

Selon Freud, l’humour console et serait un mot de passe pour la joie de vivre.

Dans le texte L’humour[8], publié en 1927, Freud revisite la question de l’humour qu’il présente comme une arme défensive : il défend le moi. Il est un gage de victoire : il fait triompher le moi. Il est aussi un moyen pour acquérir un gain de plaisir.

Freud propose cette formule : “L’humour, qui est un moyen de défense, fait triompher le moi et le principe de plaisir.”[9] L’humour est en quelque sorte une réponse que le moi apporte à une situation de détresse. L’humour n’est pas résigné, il défie, et le moi par une pirouette humoristique échappe à la contrainte de la souffrance. Freud prend l’exemple d’un condamné à mort conduit le lundi à la potence et qui dit : “Eh bien, la semaine commence bien”[10].

Le condamné s’adresse à lui-même, et fait comme si la mort n’avait aucune importance. Au lieu de se montrer affecté, terrorisé, comme cela aurait dû être le cas, il fait comme si la réalité de sa mort était un événement ordinaire. Il regarde la réalité terrifiante du haut de sa toute puissance infantile, comme un enfant qui n’a aucune conscience de la mort.  Freud le résume en disant : “L’humour semble dire: “Regarde! voilà le monde qui te semble si dangereux! Un jeu d’enfant! le mieux est donc de plaisanter!”[11].

Comme dans le jeu, le sujet se dédouble, feint d’être un autre, pour un moment et juste pour rire.

Pour Freud, la capacité à l’humour “est un don précieux et rare”[12], et il rapproche l’humour de trois autres moyens d’éviter le malheur : la névrose, l’ivresse et l’extase. Tous trois sont des moyens humains pour se soustraire à la souffrance du monde réel. Mais l’humour a l’avantage d’être un processus psychique sain et permet de ne pas “abandonner le terrain de la santé psychique” comme le dit Freud.

L’humour serait donc un moyen de défense pour supporter les désagréments de la vie et les frustrations imposées par la réalité. Il est un secours précieux dans certaines situations banales de la vie quotidienne, une façon de dépasser le sens tragique de la réalité.

[1] S Freud, L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010.

[2] S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967.

[3] S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

[4] S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

[5] Ibid, p. 56.

[6] J. Lacan, Les formations  de l’inconscient, Séminaire V, Paris, Seuil.

[7] S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.

[8] S. Freud, L’humour in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard,1985.

[9] Ibid, p. 324.

[10] Ibid, p. 321.

[11] Ibid, p. 328.

[12] Ibid, p. 328.