La scène de ménage
L’illusion amoureuse
La scène de ménage n’est pas à proprement parler un sujet psychanalytique. L’oeuvre freudienne ne fait pas état de cet aspect de la vie conjugale y compris dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Néanmoins, la scène de ménage mobilise des enjeux psychiques inconscients qui intéressent au plus haut point la psychanalyse.
La scène de ménage a fait l’objet d’un article de Didier Anzieu paru en 1986 dans la Nouvelle revue de psychanalyse[1] où il montre “comment chacun s’entend pour ne pas s’entendre”, ou encore : “ crie pour ne pas s’entendre”[2]. Lacan ne disait pas autre chose, quand il énonçait qu’ “un homme et une femme peuvent s’entendre, je ne dis pas non. Ils peuvent comme tels s’entendre crier. Ce qui arrive dans le cas où ils ne réussissent pas à s’entendre autrement”[3].
Personne n’échappe à la scène de ménage, l’enfant a pu l’observer en tant que témoin passif et la vivre comme destruction du couple parental, l’adulte l’a vit en tant que participant actif ou la subissant.
La scène de ménage peut devenir un véritable rituel sacrificiel où il s’agit d’humilier, d’avilir, rabaisser et faire souffrir l’autre. La scène conjugale prend alors une tournure de “mise à mort” où l’excitation haineuse verbale (et parfois les coups) explose en paroles hurlées jetées à la figure, vaisselles cassées, silences interprétés comme méprisants.
Soliloque à deux et dialogue de sourd où l’hybris, la démesure dans la surenchère verbale prend parfois la forme d’un “délire à deux” avec la rage du désespoir. La scène de ménage vient s’abreuver à la source des reproches maintes fois ressassés. Didier Anzieu en cite quelques exemples :
- “ Tu ne m’as jamais compris”
- “ Une fois de plus tu es toujours le même”
- “ Il aurait fallu que tel évènement ne nous soit pas arrivé”
- “ Tu le fais exprès”
- “ Si tu m’aimais vraiment, tu ferais autrement”
- “ Ce n’est pas à moi de changer, c’est à toi”.[4]
Cette revendication orgueilleuse de la plainte où l’autre veut se faire reconnaître comme victime “ flouée” , faite de reproches, d’invectives, de menaces adressées à l’autre est en quelque sorte une façon de lui dire qu’il n’a pas respecté le pacte de bonheur initial comme l’exprime la fin des contes pour enfants : “ Ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants”. Cette illusion d’une parfaite harmonie est un moment nécessaire à l’instauration de tout couple et “ fait écran à une connaissance rationnelle des processus et des enjeux de la scène de ménage”[5].
La fin des hostilités peut se régler sur l’oreiller car “après avoir fait la haine, ils font l’amour pour rétablir l’illusion fondatrice, et se dépêchent d’oublier la scène”[6]. Ce qui souligne que la scène de ménage est rarement dépourvue d’une dimension érotique. La scène de ménage se déroulant souvent de nuit.
La désillusion
La désillusion est une seconde étape que doit franchir le couple et les reproches adressés à l’autre sont peut-être une façon de le rendre responsable de la fin de l’illusion.
C’est de la faute de l’autre si l’émerveillement des débuts a disparu, c’est de la faute de l’autre “ qui ne veut pas ou qui ne peut pas tout partager de sa vie psychique, si la violence fait retour à l’intérieur du couple”[7]. Ce déferlement de haine, de griefs, de déceptions où chacun reconnaît plus où moins volontiers avoir fait une erreur de “casting”, selon l’expression d’une patiente, est le pendant de l’hémorragie narcissique amoureux des débuts. L’idéalisation de l’objet d’amour s’inverse donc en persécution.
La séquence “adoration-déception-ressentiment-séparation”[8] peut se répéter avec un nouveau partenaire en espérant rencontrer l’harmonie et la complétude heureuse tant fantasmées. Nous sommes là en présence d’un couple clos qui, selon Anzieu, est “relié imaginairement par le fantasme d’une peau commune, reduplication de la peau commune à la mère et à l’enfant”[9]. Ce couple s’enferme alors dans une bulle, fonctionne en circuit fermé où chacun doit ou exige de connaître les pensées de l’autre, ses impressions, ses affects. Nous pourrions les comparer à des sismographes qui prennent la température des oscillations de leur coeur chaque matin.
Il peut arriver aussi qu’un des deux partenaires prennent une maîtresse (ou un amant), afin d’introduire une poche d’air au sein d’un couple devenu clos et étouffant. Le désir d’ailleurs, d’autre chose permettra de revivre “l’hypnose amoureuse” des commencements tout en gardant “la stabilité du couple premier, la constance de l’objet primordial”[10]. Jean-Paul Sartre parlait des amours nécessaires et contingentes.
La scène de ménage dans ce cas est peut-être une façon d’introduire une forme de discontinuité dans cette unité dyadique, une façon de sortir temporairement de l’aliénation de soi et de l’autre. C’est souvent le seul moment où une parole vraie est possible, une “vérité” longtemps retenue qui peut enfin sortir.
Chronique de la haine ordinaire
La haine peut cimenter un couple et la scène de ménage s’instaure alors comme un mode de fonctionnement de relation intra-couple. “ L’amour de l’autre est remplacé par l’amour de cette haine”[11]. Mieux vaut la haine que l’indifférence? Est-ce une façon de rester égaux et semblables donc en couple?
Cette ambivalence ou hainamoration, selon Lacan, correspond à l’existence de deux sentiments opposés, éprouvés simultanément à l’endroit du même objet, de la même situation, classiquement l’amour et la haine. Rappelons que pour la psychanalyse, la haine est première par rapport à l’amour. Au départ, il y a une ambivalence structurelle qui permet au sujet de refouler la haine originaire, afin de pouvoir aimer.
Freud a décrit le modèle du retournement de la pulsion en son contraire : de l’amour en haine. Ceci est une occurrence d’une grande fréquence dans la psychopathologie de la vie amoureuse et particulièrement dans la scène de ménage où Thanatos s’exprime par le biais de la “ jactance belliqueuse”, jouissance d’un plus de dire.
Freud fait une remarque qui pourrait éclairer le couple amateur de haine :
“ Quand la relation d’amour à un objet déterminé est rompue, il n’est pas rare que la haine la remplace; nous avons alors l’impression de voir l’amour se transformer en haine. Mais nous allons au-delà de cette description si nous concevons que, dans ce cas, la haine, motivée dans la réalité, est renforcée par la régression au stade sadique, de sorte que la haine acquiert un caractère érotique et que la continuité d’une relation d’amour est garantie”.[12]
La haine peut donc, le cas échéant, venir consolider le couple.
Si dans l’amour il y a souvent un doute : “ Est-ce que l’autre m’aime vraiment?”, dans la haine, il n’y a généralement pas de doute. Ainsi, faute de trouver l’éternel amour, l’harmonie sans faille, la passion permanente auquel beaucoup aspirent, le sujet trouve la haine éternelle, beaucoup plus intense dans sa durée que le lien amoureux.
L’amour, est-il donc un Dieu cruel et sans merci? Cette dramaturgie de la vie conjugale piétine cette aspiration au bonheur “ Toi qui as détruit en moi la croyance en un bonheur possible avec toi, ne crois pas que je vais te permettre d’être heureux, je te fais une vie d’enfer, je te rends le mal pour le mal, je n’aime plus qu’une seule chose, te faire, nous faire du mal”[13].
L’autre est alors désigné comme coupable, on fait les comptes de ses manquements, de ses insuffisances. Son crime? un crime de lèse-couple où il s’agit d’avouer sa “part maudite” sur l’autel de la conjugalité. Il n’empêche que la scène de ménage est souvent le seul moment où le couple se parle et que toute parole, surtout si elle cherche à dire “ vrai”, nécessite une véritable mise en scène, pour laquelle les uns/ les unes sont plus doué(e)s que les autres. Est-ce que ce sont toujours les femmes?
[1] Nouvelle revue de psychanalyse, L’amour de la haine, numéro 33, Printemps 1986, Gallimard.
[2] ibid, p 202.
[3] Jacques Lacan, Le séminaire livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2006.
[4] Nouvelle revue de psychanalyse, L’amour de la haine, numéro 33, Printemps 1986, Gallimard p.205.
[5] ibid p.205.
[6] ibid p 202.
[7] ibid p 205.
[8] ibid p 205.
[9] ibid p 203.
[10] ibid p.205.
[11] ibid p.206.
[12] S.Freud (1915), Pulsion et destins des pulsions in Métapsychologie, Gallimard, 1968, p.43-44.
[13] ibid p.208.