“ Comment savoir d’avance

Si ce nouvel amour sera la vague immense

Qui transportera l’âme ivre d’émotion,

Jusqu’où s’annonce, enfin, la révélation,

Ou s’il ira se perdre en fol espoir vivide,

En trépignements dans le vide ?”

Nouvel amour de Alphonse Beauregard 

 

“ Ce livre n’est ni une mise en examen de l’idéal du couple, ni un plaidoyer en faveur d’un retour à des moyens plus sûrs pour en former un; il décrit plutôt comment le capitalisme a détourné la liberté sexuelle pour se l’approprier, et son implication dans l’instabilité et la volatilité des relations sexuelles et amoureuses”. 

Eva Illouz, sociologue des émotions et de la vie amoureuse, est professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice à l’EHESS. Depuis 20 ans, elle mène une recherche autour de la transformation par le capitalisme et la culture moderne sur de notre vie affective et amoureuse. Déjà, dans ses précédents essais, elle dépliait cette intrusion du capitalisme dans la sphère privée : Les marchandises émotionnelles ( 2019), Hard Romance : cinquante nuances de Grey et nous (2014). Pourquoi l’amour fait mal ( 2012) .

Même la souffrance amoureuse peut être lue sociologiquement. Avant elle, des grands sociologues comme Max Weber, Ernst Engel se sont intéressés à la question de l’amour ou du lien amoureux.  

Dans ce nouvel opus, s’appuyant sur des enquêtes et des entretiens, E.Illouz nous offre une démonstration solidement construite, étayée sur des concepts empruntés aux penseurs de la modernité. 

Le choix de ne pas choisir

D’emblée, E.Illouz pose la question soulevée par la philosophie libérale depuis le XIX° siècle: la liberté compromet-elle la possibilité de tisser des liens solides et contractuels, et plus spécifiquement des liens amoureux ? 

L’amour joue un rôle dans l’individualisme moral et a toujours été le grand vecteur de la liberté. Il était vécu comme une transcendance, un projet de vie. Avec l’avènement d’une modernité hyperconnectée, cette transcendance semble être battue en brèche. Nous assistons à ce que la sociologue appelle “ le non-amour”, c’est-à-dire “ choisir de ne pas choisir ” qui est devenu une modalité essentielle de l’expression du moi contemporain. 

Le prototype du non-choix, dit- elle, “ c’est l’utilisation des sites de rencontres qui transforment le sujet en consommateur de sexe et d’émotions, l’autorisant à utiliser ou à disposer de ce bien comme il l’entend “. De ce fait, le sujet contemporain passe d’une “non-relation” à une autre et cette pratique devient en quelque sorte un mode de vie favorisé par un monde de sur- sollicitations, entre autres sexuelles. 

Elle ajoute que “ la sexualité sans lendemain est devenue le paradigme de la socialité négative. Là où le “ choix classique ” consistait à choisir, à ordonner, à exclure et à singulariser un objet, le non-choix sexuel est obtenu par accumulation, soit comme une pratique de thésaurisation, soit par l’abandon d’un objet sexuel après en avoir joui ”. 

Selon l’auteur, ce “ non- choix ” est en partie favorisé par “ l’abondance et l’interchangeabilité des partenaires” qui “ sont les deux modes opératoires d’une sexualité libre gouvernée par le non-choix et la sexualité négative “. Pour Eva Illouz, “ négatif ” signifie que le sujet ne veut pas de relation ou est incapable d’en former en raison même de son désir. D’ailleurs, dans un “ lien négatif ”, le moi échappe complètement au mécanisme du désir et de la reconnaissance. Il s’agit d’un lien dans lequel on ne cherche pas à trouver, à connaître et à conquérir la subjectivité de l’autre. Dans les liens négatifs, les autres sont des modes d’expression et d’affirmation de soi et de son autonomie – et non l’objet d’une reconnaissance ”. 

Le capitalisme scopique

Dans ce cadre, souligne E.Illouz, “ ce nouveau monde est constitué de gens qui ne se connaissent pas, couchent ensemble, se quittent sans savoir comment ils s’appellent, et reviennent la semaine suivante chercher quelqu’un d’autre “. C’est la loi de l’offre et de la demande, le rapport qualité/prix du partenaire, et sa réexpédition en cas de non-satisfaction. Il en ressort un profond sentiment d’insécurité surtout pour les femmes qui se sentent largement responsables du succès et de la gestion affective des relations. 

Pour étayer son propos, Eva Illouz prend appui sur le concept d’anomie, développé par Durkheim. La sociologie présentait l’anomie comme la conséquence d’un isolement et du défaut d’appartenance à une communauté ou à une religion. Aujourd’hui, l’anomie prend d’autres formes que l’aliénation et la solitude. L’essor des réseaux sociaux a contribué à la destruction des liens de proximité et d’intimité. Ce nouveau dispositif alimente un processus de création et de destruction des liens sociaux. Résultat : incertitude concernant la vie amoureuse, difficulté à créer une relation stable.  

La sociologue ne remet pas en question la libération sexuelle qui a été nécessaire et qui reste dans son ensemble un idéal d’autonomie et d’égalité. Elle épingle le fait que la liberté sexuelle a été récupérée par des forces économiques et par ce qu’elle nomme “ le capitalisme scopique “ qui expose les corps et sexualise les images. De plus, il exploite le corps de la femme, un corps mince, jeune, musclé pour en faire une plus-value.  

Nul moralisme dans la pensée d’E.Illouz, juste un constat que les femmes sont les grandes perdantes de cette libération sexuelle, qui les avait jadis autonomisées. 

En effet, souligne E.Illouz, “ le capitalisme scopique crée de nouvelles formes d’inégalités sociales entre ceux qui sont dotés d’un capital sexuel et ceux qui ne le sont pas ; il crée aussi de nouvelles formes d’incertitude et de nouvelles formes de dévaluation ( des femmes en particulier) “.

Le triomphe de la jouissance

Ne nous y trompons pas, E.Illouz ne joue pas les Cassandre en prophétisant la fin de l’amour. Cet essai relève plutôt d’une critique sociologique et rejoint celle de Freud dans Malaise dans la civilisation. Dans cet ouvrage, Freud avançait que le “ malaise ” était lié à l’excès de la répression des pulsions que la civilisation exigeait dont le tribut était trop élevé pour l’individu. 

De son côté, E.Illouz se demande si ce “ capitalisme scopique ” ne fait pas payer aux individus un prix psychique trop élevé, car “ les marchés sexuels, de par leur compétitivité, créent inévitablement des exclusions et des expériences sociales d’humiliation sexuelle “. Elle conclut son enquête en se référant au livre du psychanalyste, Charles Melman, L’homme sans gravité. Dans cet ouvrage, il avance l’idée que nos sociétés contemporaines sont passées d’une économie du désir à une économie de la jouissance qui correspond au besoin illimité de trouver une satisfaction immédiate, comme avec la consommation des objets fabriqués en série. Quoiqu’il en soit, cet homme “ sans gravité “ qui vient consulter un psychanalyste, ne nous rappelle- t’-il pas qu’il y a souvent quelque part un impossible, qu’il y a toujours en fin de compte quelque chose qui cloche ? 

Dans un entretien sur France Culture, E.Illouz avançait l’idée que de nos jours, Madame Bovary aurait été plus cynique et n’aurait pas choisi le suicide. Elle se serait inscrite sur un site de rencontre pour retrouver un nouveau Rodolphe. 

L’amour est mort, vive l’amour !