Le rêve
Le rêve avant Freud
Dans une interprétation léguée par l’Antiquité, le rêve s’oppose au songe. Le rêve est un phénomène naturel lié à des “besoins”: l’assoiffé rêve qu’il boit ou l’amoureux rêve à ses amours. Le songe, en revanche a un sens et annonce l’avenir, soit directement, soit de façon cachée ou “allégorique”.
Artémidore d’Ephèse est le seul auteur antique dont on ait conservé une clef des songes, traduite et ré-éditée souvent, plus ou moins intégralement, au cours de l’Histoire.
Chez Hippocrate et Galien, les fondateurs de la médecine occidentale, les songes peuvent aussi anticiper l’avenir, parce qu’ils sont supposés annoncer, souvent de façon allégorique, une maladie ou un symptôme imminents.
De multiples clefs des songes, plus ou moins inspirées d’Artémidore et destinées à des publics populaires ou plus lettrés, se vendent à grande échelle au XIXème siècle, dans toute l’Europe, notamment à Vienne. En consultant ces livres ou ces brochures, qui se présentent souvent comme des dictionnaires, le lecteur est censé pouvoir identifier, à son réveil, un bon ou un mauvais présage le concernant, ou encore anticiper le chiffre qu’il doit jouer à la loterie.
Au XIXème siècle, lorsque s’affirme le projet d’édifier une “science des rêves” ou onirologie, les clefs des songes sont rejetées dans le domaine des “superstitions”, tandis que l’interprétation médicale conserve une certaine légitimité.
Platon souligne dans La république (IX), que la partie “bestiale et sauvage” de l’âme se manifeste la nuit et il se demande par quels exercices spirituels et quels régimes on peut prévenir ou atténuer les visions “déréglées” du sommeil.
Dans la philosophie antique, avec Aristote (Petits traités d’histoire naturelle), les rêves deviennent partiellement des phénomènes naturels à étudier comme tels. Le poète épicurien Lucrèce (De la nature, IV) met en exergue leur caractère prosaïque: ainsi, l’avocat plaide en dormant, tandis que le général combat.
Dans les sociétés traditionnelles, le rêve fait écho au mythe, à la légende et au conte, et son interprétation est le fait du sorcier, du chaman ou du chef.
On ne doit pas oublier que Freud a consacré un long premier chapitre de L’interprétation du rêve[1] à la “littérature scientifique” du XIXème siècle où il cite, notamment Alfred Maury, un historien érudit, qui a publié en 1861, Le sommeil et les rêves, qui a fait en son temps figure de référence classique et incontournable, comme peut l’être actuellement L’interprétation du rêve de Freud. Le dévoilement de la “ fabrication du rêve” freudien va permettre d’envisager le rêve non plus comme une mantique, cette croyance faisant du rêve un message prophétique, mais comme une dimension du psychisme.
Les rêves, messages de l’inconscient
Freud considère le rêve comme “ La voie royale qui mène à l’inconscient ”[2]. L’interprétation du rêve, paraît en 1899. Ce livre se présente comme un long recueil d’exemples, suivi d’un chapitre théorique.
Le premier apport de Freud est d’avoir énoncé que “ le rêve est un acte psychique complet [3]”, et que le rêveur, par les associations mentales qu’il réalise à partir du récit de son rêve, est à l’origine de l’interprétation.
Le second apport de la doctrine freudienne est de considérer le rêve comme un “accomplissement d’un désir inconscient”[4].
Selon Freud, le rêve est un rébus[5] qu’il faut traiter comme un “texte sacré”, c’est à dire déchiffrer selon des lois. Chaque image ou élément de ce rébus[6] peut être remplacé par une syllabe ou un mot, être lue comme une lettre pour donner sens au texte et déchiffrer “la langue privée” (Charles Melman) propre à chaque rêveur.
Quels sont les mécanismes au travail dans le rêve?
L’essentiel est la notion de travail du rêve[7]. Sa fonction est de transformer des pensées latentes en contenu manifeste, et ce sont les pensées latentes que l’interprétation doit mettre au jour à partir du contenu manifeste. Freud nomme contenu manifeste la forme sous laquelle le rêve a été mémorisé puis raconté par le rêveur. Au contraire, le contenu latent désigne le sens profond du rêve, donc le voeu inconscient qui en est l’origine, voeu déformé ou masqué par les phénomènes de censure.
En séance, le patient énonce les éléments conscients de son rêve (contenu manifeste) puis, en effectuant des associations libres à partir de son récit, il parvient peu à peu à dévoiler une partie de ses motivations inconscientes (contenu latent).
Le travail du rêve déforme, transforme, dramatise un matériau qui puise à une double source: l’infantile (désirs et angoisses mêlés) et les restes du jour.
Sans trop rentrer dans le détail, deux mécanismes fondamentaux interviennent dans la formation du rêve: la condensation et le déplacement.
La condensation[8] fond plusieurs idées ou termes de la pensée du rêve en une seule image du contenu manifeste; par exemple un personnage du rêve pourra être interprété comme représentant deux ou plusieurs personnes.
Le déplacement[9] représente un terme pour un autre; par exemple, d’une personne indifférente qui figure dans le rêve, on pourra montrer que c’est, disons, la mère du rêveur, par le fait que son image a quelque trait commun avec celle de la mère.
La censure du rêve
Pourquoi le rêve n’exprime t’-il pas plus clairement le désir du rêveur?
Freud répond à cette question en disant que le rêve est le lieu d’une défiguration. Le contenu manifeste est une déformation du contenu latent, ce qui revient à dire que le contenu latent est dissimulé derrière le contenu manifeste. Cette déformation est la marque d’une défense contre le désir véhiculé par le rêve. Freud compare la déformation du rêve à la politesse qui consiste, bien souvent, à déguiser des pensées agressives ou négatives par des formules aimables. Il s’opère donc dans le rêve une censure inconsciente d’une motion désirante: “Plus la censure est sévère” écrit Freud, “plus le déguisement sera complet”[10].
Un rêve à contenu pénible peut donc être l’accomplissement d’un désir: le contenu pénible est le produit d’un travestissement; il est la déformation de ce que le rêveur souhaitait.
Pour illustrer cette thèse, Freud analyse un certain nombre de rêves dont le contenu manifeste est explicitement pénible.
En voici un exemple analysé par Freud[11]:
Contenu manifeste: “ Je rêve que j’arrive devant chez moi, une dame au bras. Là attend une voiture fermée, un monsieur s’avance vers moi, excipe de sa qualité d’agent de police et m’enjoint de le suivre. Je le prie seulement de me laisser le temps de régler mes affaires”.
Le rêveur: – “Est-ce que vous croyez que ce pourrait être un désir de ma part que d’être arrêté?”
Freud: – “ Certes pas. Savez – vous sous quel chef d’accusation vous avez été arrêté “?
R: – “Je crois que c’est pour infanticide”
F: – “ Infanticide? Vous savez bien que seule une mère peut commettre ce crime-là sur son nouveau né”?
R: – “ C’est exact “ .
F: – “ Et dans quel contexte avez- vous rêvé; que s’est-il passé le soir précédent ”?
R: – “ Ça, je n’ai pas envie de vous le raconter, c’est une histoire assez délicate.”
F: – “ Mais j’en ai besoin, sinon il nous faut renoncer à l’interprétation du rêve ”.
R: “ Bon, alors, écoutez. Je n’ai pas passé la nuit à la maison, mais auprès d’une dame qui m’importe beaucoup. Quand nous nous sommes réveillés, le matin, il s’est de nouveau passé quelque chose entre nous. Après je me suis rendormi et j’ai rêvé ce que vous savez.”
F: – “ C’est une femme mariée. ”?
R- “ Oui. ”
F: – “ Et vous ne voulez pas faire d’enfant avec elle. ”?
R: – “ Non, non, ça pourrait nous trahir. ”
F: – “ Vous ne pratiquez donc pas un coït normal. “ ?
R: – “ Je prends la précaution de me retirer avant l’éjaculation. ”
F: – “ Puis-je supposer que vous avez exécuté le tour en question plusieurs fois pendant la nuit, et qu’après la répétition matinale vous ayez été incertain d’avoir fait les choses comme il fallait. ” ?
R: – “ Ça se pourrait bien ”.
F: – “ Alors votre rêve est une satisfaction de désir. Il vous procure la garantie rassurante que vous n’avez pas fait d’enfant, ou, ce qui est à peu près la même chose, que vous auriez tué un enfant. Comment parvenez -vous à ce crime spécifiquement féminin”?
R: – “Je vais tout vous dire. Il y a quelques années j’ai été impliqué une fois dans une affaire de ce genre; une jeune fille avait par ma faute, en recourant à l’avortement, tenté de se protéger des conséquences d’une liaison avec moi. Je n’étais pas du tout mêlé à la mise en pratique de cette décision, mais pendant longtemps j’ai eu peur, comme on le comprendra, que l’affaire soit découverte.”
F: – “ Je comprends, il a résulté de ce souvenir une deuxième raison pour laquelle l’hypothèse d’avoir mal réussi votre tour ne pouvait que vous être pénible.”
Analyse d’un rêve : L’oncle Josef [12]
Nous donnerons un exemple de rêve dont Freud fait l’analyse dans L’Interprétation du rêve.
Il s’agit d’un rêve que Freud a fait au moment où il est proposé pour le titre de “professeur extraordinaire” (en 1897). Il ne se fait pas beaucoup d’illusions: un de ses collègues (R.), proposé également et se trouvant dans les mêmes conditions, n’a pas obtenu sa nomination, parce que, comme Freud, il est juif.
Le lendemain d’un jour où Freud avait parlé de cette question des nominations avec R. il fit le rêve suivant:
I . Mon ami R. était mon oncle. J’ai pour lui une grande tendresse.
II . Je vois son visage devant moi, un peu changé. Il paraît allongé. On voit très nettement une barbe jaune qui l’encadre.
Freud analyse ce rêve morceau par morceau. Il commence par l’oncle. Il a plusieurs oncles, mais celui qui lui vient à l’esprit, c’est l’oncle Josef. Quelle “association” à propos de l’oncle Josef? Trente ans auparavant, cet oncle avait commis une malhonnêteté et avait été puni par la loi. Son frère (le père de Freud) avait été beaucoup tourmenté par cette affaire, et il avait coutume d’excuser Josef en disant que ce n’était pas méchanceté de sa part, mais faiblesse d’esprit.
Ainsi, si mon ami R. est mon oncle Josef, j’entends par là que R. est faible d’esprit?
Le visage du rêve et la couleur de la barbe font comme une combinaison de R. et de Josef, où dans la langue de freud, il s’agit d’une “condensation”. L’importance que prend la barbe, doit être un déplacement.
Mon oncle a été condamné, mon ami R. est irréprochable. Je me rappelais une autre conversation que j’avais eue quelques jours plus tôt avec un autre collègue, N. , et, maintenant que j’y pensais, sur le même sujet. Je l’avais rencontré dans la rue. Lui aussi avait été proposé pour le professorat. Il savait quel “honneur” on m’avait fait en me proposant, et il me présenta ses félicitations. Je les avais déclinées aussitôt. “Vous êtes le dernier, avais-je dit, à pouvoir faire ce genre de plaisanterie. Vous savez, d’après votre propre expérience, ce que valent ces sortes de propositions.” Là- dessus, lui, sans y attribuer peut-être grande importance: – Qui peut savoir? dit-il. Contre moi il y avait quelque chose. Ne savez- vous pas qu’une femme, une fois a voulu me poursuivre en justice? L’affaire, une tentative de chantage, n’eut pas de suite. Mais vous, votre réputation est intacte….
Voilà le criminel trouvé, et aussi le sens et la tendance de mon rêve. Mon oncle Josef représente mes deux collègues, qui n’ont pas été nommés, l’un sous la forme d’un faible d’esprit, l’autre sous celle d’un criminel. Je sais maintenant pourquoi j’avais besoin de cette construction : si la nomination de mes amis R. et N. avait été refusée pour des raisons confessionnelles, la mienne n’aurait guère eu de chances non plus. Mais si je puis attribuer leur échec à d’autres motifs, qui ne s’appliquent pas à moi, mes espérances restent intactes.
Le rêve de Freud nous fait découvrir que son désir est que les échecs de ses collègues s’expliquent par des raisons qui ne soient pas valables pour lui; mais, dans l’intérêt de ce désir, il traite ses collègues avec désinvolture et égoïsme. Il les sacrifie à son désir. En quelque sorte le rêve articule un savoir sur une vérité du sujet mais c’est une vérité qui ne se sait pas.
[1] S. Freud, L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 35.
[2] Ibid p. 651.
[3] Ibid p. 651.
[4] Ibid, p. 275.
[5] Un rébus est un jeu d’esprit qui consiste à exprimer des mots ou des phrases par des dessins ou des signes dont la lecture phonétique révèle ce que l’on veut faire entendre ( Dictionnaire Le Petit Larousse illustré).
[6] Ibid, p. 320.
[7] Ibid, p. 319.
[8] S. Freud, L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 320.
[9] Ibid, p. 346.
[10] Ibid, p. 182.
[11] Ibid, p. 195- 196.
[12] S. Freud, L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 177- 178.