En colère !
“Tu casses, agaces/tes armes, tes drames/ Ne m’alarmeront pas, j’attends/vocifère ta colère, qui claque, éclate/ tu armes tes armes, tu guettes mes larmes/J’injurie, j’incendie c’est fini c’est fini/Je ne veux plus de nous/ Va-t’en/ Va-t’en, va-t’en.”
“ Colère ” chanson de Barbara
Petit tour d’horizon de la colère
“Un regard noir”, “une voix blanche”, “voir rouge”. La colère voit la vie en couleur et en fait voir de toutes les couleurs à celui ou celle à qui elle est adressée. Les métaphores ne manquent pas pour décrire cet affect qui “peut faire sortir de ses gonds” ” l’en-colère” qui du coup “pète les plombs”. Nombreuses expressions littéraires, soutenues, familières ou populaires se côtoient pour évoquer cette “passion de l’âme” ( Descartes), réaction émotionnelle, parfois démesurée qui transporte le sujet et le fait “monter dans les tours”. Hier, on avait “ la moutarde qui monte au nez”, aujourd’hui, les jeunes “ont le seum”.
La colère s’exprime également par des métaphores anales et sexuelles telles que : “ Il fait un caca nerveux ”, “ tu vas pas nous chier une pendule ” “ crache ton venin ”, sans oublier l’insulte idoine “ Grosse merde ”, “ va te faire foutre ” “ je t’emmerde ”. Effectivement, ces insultes traduisent que “ ça sent pas bon ” qu’il s’agit bien de sortir quelque chose de soi et de faire descendre l’autre au rang d’objet fécal. Cette décharge verbale traduit un plaisir libérateur de traiter l’autre comme un déchet.
Il n’y a en français qu’un seul terme pour nommer la colère, mot qui provient du grec kholè (d’où a probablement été tiré colera) qui signifie d’abord le fiel, la bile, puis la colère et la haine. Dans la pensée antique, la colère est due à un échauffement de la bile, selon l’expression « chaude chole » ou « bile chaude ». Le grec, plus riche lexicalement, propose deux mots pour traduire la dualité de cette passion : orgè correspond à une colère légitime face à une situation jugée scandaleuse. Inversement, le thumos est le foyer d’excitation d’où partent les grands élans. Il est ce besoin de reconnaissance, moteur de l’action. Faut-il rappeler que la colère est l’un des sept péchés capitaux? Contrairement à une idée reçue, la liste des sept péchés capitaux est bien postérieure à la Bible. Elle date du IV e siècle après J.C et fut établie par Evagre le Pontique, moine théologien ascétique, vivant en Egypte. Néanmoins, la liste fut fixée définitivement par le pape Grégoire le Grand au VI e siècle, et ce jusqu’à nos jours. Cette liste est consignée par Thomas d’Aquin au XIII e siècle dans son traité théologique et philosophique nommé la Somme théologique. Il fait savoir que selon lui le terme “ vice “ serait plus approprié que “péché”. De plus, Il introduit une nuance en établissant une distinction entre “bonne” et “mauvaise” colère. Il faudra attendre le XVII e siècle pour que la colère ne soit plus lue à l’aune de la morale mais ramenée à sa juste expression humaine, à savoir celle d’une passion.
La colère est présente dans le texte le plus ancien de la civilisation occidentale. Ecrit au IX e siècle avant notre ère, L’Iliade d’Homère n’est- t’-il pas le récit d’illustres colères? Zeus, Héra, Athéna, Poséidon, Achille, Apollon; pour ne citer que les plus colériques, ne cessent de combattre, s’invectiver, se menacer. La colère est l’apanage des dieux et leurs colères sont épiques. Au commencement, la littérature était donc une colère de nature supérieure, quasi divine. De la colère des dieux ou de Dieu qui dominaient les hommes, elle est passée au registre de l’affect.
La colère est un affect
La colère est un affect qui mobilise le corps. Elle est ressentie physiquement, prend naissance dans le corps et monte ensuite plus ou moins rapidement à l’esprit. La colère est souvent bruyante et hypertonique : on tape du pied, casse, piétine, hurle, tambourine, vitupère contre un réel, nous dit Lacan, qui se met en travers des entreprises du désir. Cela va de la mauvaise humeur à la colère permanente. La crise de colère, “le pétage de plomb”, revêt des formes plus ou moins graves. Les faits divers de bébés secoués ou de violences domestiques en témoignent. Les crises de colère des enfants s’interprètent comme des manifestations d’affirmation, d’opposition à la frustration face aux exigences des parents. La colère d’un parent face à un enfant est souvent considérée comme un aveu d’impuissance, l’expression d’un désarroi. Néanmoins, la colère d’un père ou d’une mère est aussi une façon d’exprimer les limites, au-delà desquelles un enfant ou un adolescent se met en danger. N’oublions pas que la colère peut être une façon de rester en relation avec l’autre, dans l’attente d’une réponse, d’une réaction, d’une explication, comme dans la scène de ménage où la colère rejette mais n’exclut pas.
Il n’y a pas un jour où la presse ne se fait écho de la colère. Des foules entières expriment publiquement leur colère. “Indignez-vous !”, le livre de Stéphane Hessel a connu un vif succès en 2010 et a fait naître le “mouvement des indignés” pour lutter contre un monde où “il y a des choses insupportables”. La colère se généralise et gagne le monde entier. Les attentes politiques déçues, le sentiment d’impuissance face aux risques alimentaires, la peur des crises écologiques génèrent dépit, tristesse et révolte. Dans ce cas, la colère n’est-elle pas l’autre nom de l’incertitude? L’expression de la colère dans notre culture européenne concentre ainsi un paradoxe entre les aspects négatifs de sa réception sociale, et ceux, positifs, qu’ils traduisent, d’une construction de soi apparaissant toujours légitime pour un sujet qui l’exprime. Dans son ouvrage, Colère et temps ( 2007 ) le philosophe allemand Peter Sloterdijk dresse un portrait au vitriol de notre société moderne sous l’angle du thumos. Il développe notamment ce qu’il appelle le “thumos des humiliés” , cette colère qui naît avant tout d’un désir d’être reconnu par un autre “doté de valeur”. La colère vise-t-elle l’Autre ou plutôt un réel en tant que celui-ci ne convient pas?
Clinique de la colère
Freud mentionne rarement la colère dans ses écrits et utilise le mot wut pour la nommer. Il mentionne un accès de colère chez « L’homme aux loups » (1914), parce qu’à Noël il n’avait pas reçu de cadeau. Dans Au delà du principe de plaisir (1920), il décrit un jeu de son petit-fils, qu’il nomme le jeu du « fort-da » (jeu de la bobine). Le phonème « fort », qui signifie « loin », « va-t’en », marque l’expérience d’impuissance et de déplaisir qui empêche l’enfant de pleurer. Il joue à faire disparaître la bobine représentant sa mère et à la faire revenir à lui au bout d’une ficelle, en disant « da », « voilà ». Dans ce cas, Freud appelle “pulsion d’emprise” ce processus par lequel l’enfant, dans un mouvement de colère et de rage impuissantes tente de surmonter son déplaisir contre l’indépendance de sa mère qui lui échappe. Ce jeu traduit la façon dont le petit enfant arrive à dépasser sa colère d’impuissance, sa violence contre sa mère en le transformant en processus de séparation avec elle. Au final, il s’agit d’un processus de subjectivation, une étape nécessaire vers la construction de soi, afin de sortir de l’indifférenciation d’avec la mère. Dans l’acception freudienne, la colère fait partie d’un processus de construction de soi, de tentative d’autonomisation qui permet à un sujet de trouver sa place dans la relation à l’Autre. “Se déprendre de ses parents”, voilà la grande affaire du sujet “pour devenir un membre de la communauté sociale” ( Freud ).
La colère est souvent un motif de consultation. “ Mon fils pique des colères et devient incontrôlable” “ A la moindre frustration, je pars au quart de tour”, “ Quand mon mari lit son journal et ne me répond pas, je rentre dans des rages folles et je pourrais lui sauter à la gorge” . Colères redoutées et redoutables comme cette petite fille de deux ans qui “ pique des crises” de façon tyrannique et provoque le désarroi de ses parents. Ce qui a motivé la consultation, c’est le caractère récurrent et intense de ces “ crises” que rien ne semble pouvoir apaiser. Les colères à répétition déroutent et attaquent le lien parent-enfant. “Comment faire”? “ On a tout essayé ”, les parents se disent que le “ miracle psy ” va opérer et leur donneront quelques “ clés ” pour éduquer les pulsions de leurs enfants. Dans un premier temps, le psy peut juste demander à la mère d’éviter d’appeler sa fille “ princesse”, signifiant à haute valeur ajoutée de caprices à répétition. Sa colère est peut-être un appel à retrouver sa place d’enfant et non pas une place d’exception qui la fait vivre sous le régime du plaisir sans jamais rencontrer le manque sous toutes ses formes.
La clinique nous offre de jolis tableaux de “princes” et “princesses” déchus qui ont dû inventer à leur façon l’art de supporter les contraintes, les frustrations, les déceptions, les tracas ou les douleurs que la vie ne manque jamais de leur infliger.