« Rien dans la vie ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé et peut réapparaître » S. Freud
La compulsion de répétition ou pourquoi revenir vers ce qui fait mal ?
« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage »
Nul ne peut contester la place immense que prend la répétition dans nos vies. Elle structure nos activités humaines, rassure notre besoin de confort, même si cette répétition peut parfois prendre des allures de routine-routinière, et nous lasser. Personne n’échappe à ce train-train des gestes qui rythme notre quotidien.
A côté de ce processus, qui s’inscrit dans le fil conscient des habitudes, il existe une autre forme de répétition qui échappe à la volonté, à la compréhension et qui émane de l’inconscient : c’est la compulsion de répétition. Elle est perçue comme une force, une contrainte interne qui pousse un sujet à dire, penser, faire quelque chose mais de façon incontrôlable. C’est comme si « ce faire », « ce dire » ne lui appartiendrait pas. Aussi, le sujet est-il comme parlé, gouverné ; il ressent comme une nécessité interne à répéter dans le présent des formes de relations vécues dans le passé.
Ainsi se dessine par exemple un « impératif » de « devoir dire » des pensées qui échappent : « Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire une chose pareille, je ne voulais pas le blesser et, malgré moi, c’est parti, c’était plus fort que moi ». C’est la raison pour laquelle, Freud a parlé d’automatisme de répétition pour rendre compte de son caractère coercitif.
Une de ses premières découvertes est d’avoir repéré que cette répétition compulsive émane du refoulé inconscient et dès lors, c’est le refoulé qui cherche à faire retour.
Bref rappel théorique
Pourquoi certains patients ont-ils tendance à répéter les expériences désagréables au lieu de les éviter ? C’est en 1920 que Freud, confronté à cette question dans sa pratique avec ses patients, avance l’existence d’un « Au-delà du principe de plaisir »[1]. Dans ce texte, il pose l’hypothèse que la compulsion de répétition est en contradiction avec le principe de plaisir. La compulsion de répétition est la signature de la pulsion de mort, laquelle est du côté de la « déliaison », alors que la pulsion de vie est au service de la « liaison » et assure la domination du principe de plaisir.
Rappelons que la pulsion de mort n’est pas le désir de mourir, elle travaille en sourdine, à bas bruit, de façon imperceptible. Ce « dualisme pulsionnel » permet de penser la structure même du conflit psychique chez chaque sujet. Nous sommes donc en présence de deux sortes de pulsions, de nature différente, mais qui vont se lier, se mélanger les unes aux autres. Le principe de plaisir joue en quelque sorte un « double jeu » puisque d’une part, ce même principe tend au plaisir et d’autre part, il sert aussi cette « puissance étrangère » interne à la psyché qu’est la pulsion de mort.
Freud place la contrainte de répétition sous le signe de « l’éternel retour du même ». Ainsi le repère-t-il dans des conduites répétitives d’échec (chez ceux qui, par exemple, « échouent devant le succès »), dans le jeu de l’enfant et dans les névroses traumatiques, où le sujet répète dans le rêve, sous forme de cauchemars, la situation traumatique. Ce qui ne peut être remémoré, dit Freud, va se répéter. Ultérieurement, Lacan ajoutera que « ce qui se répète, c’est ce qui insiste et ce qui insiste est quelque chose d’éminemment refoulé [2]». Or, poursuit-il, ce qui se répète est toujours déguisé et chaque répétition reste forcément différente de la précédente.
Effectivement, on constate que celui qui est soumis à cette répétition a plutôt l’impression qu’il fait des rencontres toujours nouvelles. Cette répétition qui trame sa vie psychique se caractérise invariablement par l’échec de la rencontre de l’autre. Par exemple, cette femme qui ne rencontre que des hommes veufs ou cet homme qui collectionne les femmes, sans pouvoir s’arrêter sur une seule, ou cette jeune fille pour qui toutes les affaires d’amitié se terminent par une trahison. Ces comportements répétitifs se déroulent à leur insu et constituent des formes de retour du refoulé. Cependant, la répétition ne signifie pas que le sujet fait exactement la même chose, l’expression de la répétition change et précise, Lacan « la répétition demande du nouveau[3] ».
Dans ces schémas répétitifs, on est confronté à une logique qui ne tient pas compte du principe de plaisir. Aussi, peut-on entendre la plainte de certains sujets qui se sentent victime « d’un destin qui les poursuit, d’une orientation démoniaque de leur existence[4] ». Ce « démoniaque », précise Freud, est « pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance »[5]. En somme, ce « retour du même » est le contraire d’une avancée, le contraire d’une démarche vitale.
Répéter, c’est étymologiquement re-demander. Qu’est-ce qui insiste et fait que le patient rejoue indéfiniment le même type de relation d’objet ? Dans quel but la répétition se met-elle en place ? La clinique nous confronte à la permanence d’un mode de jouissance (masochiste par exemple) qui vient en quelque sorte commémorer une rencontre manquée avec un réel qui n’a pu être intégré, subjectivé ; comme si le sujet chercherait à revivre de façon active ce qu’il a vécu autrefois de façon passive.
Si nous prenons l’exemple du masochisme ordinaire, – à distinguer du masochisme pervers – la position du sujet est active puisqu’il prend l’initiative de « se faire l’objet de l’Autre » en lui demandant par exemple de le traiter comme « un enfant méchant, en détresse et dépendant ». De quelle façon cette relation de souffrance à l’autre agit-elle dans le masochisme moral ?
Le masochisme moral ou « se faire l’objet de l’Autre »
Au cœur de la contrainte de répéter, il y a inassouvissement et mise en échec des désirs du patient. Du reste, c’est souvent lorsque Eros n’a pas tenu toutes ses promesses que les patients consultent, espérant trouver une issue, afin de se dégager de l’emprise d’une répétition mortifère. Aussi, le lien conjugal n’échappe pas à cet antagonisme entre Eros et Thanatos dans la mesure « où le sexuel et le pulsionnel sont au cœur de cette mini-institution[6] ». On retrouve cette opposition dans le masochisme moral[7] qui, selon Freud, s’avère être une tendance forte dans la vie pulsionnelle du genre humain.
Comment expliquer qu’un sujet puisse « encore et encore » se précipiter dans la douleur, la punition et l’échec ? Quelle part prend le sujet par exemple, dans ces « coups du sort », la succession de mariages malheureux, ces « pépins » de santé et professionnels récurrents ? Ces questions sont longtemps restées une énigme pour la psychanalyse et ont fait l’objet d’une longue élaboration.
De nombreux « masochistes ordinaires » se drapent dans la longue cape du martyr, se plaignant d’être l’objet d’une injustice. Il est « innocent » et tout ce qui lui arrive est dû à des causes extérieures. Si on suit Freud, le masochiste « n’a pas besoin de rechercher son complémentaire sadique, il le crée par son masochisme[8] ». Freud ne suggère-t-il pas que le moi masochiste, par son besoin de punition, réclamé par ailleurs, ne va pas « créer » voire réveiller le sadisme endormi – qui sommeille chez tout être humain – de son partenaire ? Comment ne pas penser à la phrase de Nietzsche : « La faiblesse attise la haine ». Paradoxalement, cette position masochiste, dont le sujet souffre et se plaint cruellement, il y est fortement attaché, même s’il s’en défend. Il y tient à son « exquise douleur » qui lui permet d’étancher son sentiment de culpabilité inconscient qui relève d’un « besoin de punition », lui-même référable à la pulsion de mort.
Comment renoncer aux satisfactions que procure la souffrance ? Sommes-nous condamnés à reprendre le même refrain d’un échec annoncé ? Comment se dégager de la répétition de ces schémas morbides qui prennent des allures de disque rayé ?
Nous laisserons le mot de la fin au dramaturge Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon. [9]»
[1] S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Ed Payot, Paris, 2010.
[2] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre II, Ed Seuil, Paris, 1978.
[3] J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 59.
[4] S. Freud, Ibid, p. 66.
[5] Ibid, p.66
[6] Paul-Laurent Assoun, L’énigme conjugale, psychanalyse du mariage, Ed PUF, Paris, 2018, p.105.
[7] La théorie freudienne distingue trois formes de masochisme : « érogène », « féminin » et « moral ».
[8] S. Freud, « Le problème économique du masochisme » in Névrose, psychose et perversion, Ed PUF, Paris, 1973.
[9] Samuel Beckett, Cap au pire, Ed de minuit, Paris, 1991, p.8-9.