La honte
1. Définition et historique
Le mot honte vient du vieux-francique haunita (en vieux-saxon hōnitha, hōnithia) signifiant « mépris, raillerie » qui a donné honnir et son dérivé honte qui signifie « déshonneur, opprobre, humiliation ».
Le temps apportera de nouvelles acceptions du mot. La honte pourra désigner un sentiment pénible, une gêne provoquée par la pensée ou la crainte du déshonneur ; l’expression « courte honte » sera utilisée pour qualifier une honte à court délai, une honte qui arrive tout de suite ; la « mauvaise honte » ou « fausse honte » apparaîtra pour qualifier ce qui n’est pas blâmable voire même louable (« fausse honte » : timidité mal placée, honte non justifiée)…
La littérature est friande d’expressions liées à la honte et le langage populaire n’est pas en reste : « c’est une honte », « mourir de honte », « j’ai la honte », « tu me fous la honte », etc.
La honte est certainement l’affect le mieux partagé au monde.
1.1. La honte selon Freud
Selon l’hypothèse freudienne, la honte serait le premier affect organisateur de la psyché humaine, il serait aussi à l’origine de l’humanité et de la culture.
Pour illustrer sa thèse, Freud s’appuie sur le texte de la Genèse où Adam et Ève sont décrits comme « nus tous deux, mais n’en éprouvant point de honte » (Genèse 2.25). Ils n’ont pas le droit de toucher au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sous peine de mort. À l’instigation du tentateur (le serpent), ils transgressent cet interdit et mangent de ce fruit. Ils voient alors qu’ils sont nus et se font des pagnes.
Lorsque Dieu appelle Adam celui-ci se cache. Il avoue à Dieu avoir pris peur à cause de sa nudité. Dieu comprend alors qu’il a mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il leur confectionne des tuniques de peau, les en vêt puis les bannit et les chasse du jardin d’Eden.
Ce mythe du « péché originel » fonde, selon Freud, les origines du sentiment de honte qui passe par le regard sur « les parties honteuses » et la prise de conscience de la différence des sexes.
Adam et Ève auraient connu la honte dès le moment où ils ont vu leurs sexes. Ils sont alors confrontés à la castration et au manque.
1.2. Une vision hébraïque du texte de la Genèse
Delphine Horvilleur dans son ouvrage, En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, écrit : « La honte se dit en hébreu bousha, un terme dont la racine a une autre signification dans le texte biblique. Elle est souvent employée pour décrire une situation de séparation, une rencontre différée avec un autre qui tarde à venir. Etymologiquement, ce mot renvoie à l’idée d’une attente non comblée, une réunion impossible avec le corps de l’autre. L’hébreu ne connaît donc qu’une seule racine pour dire la honte et le manque. Pour la pensée hébraïque, ce sentiment aurait bel et bien quelque chose à voir avec une coupure, la conscience d’une séparation … ».
Elle dit aussi : « Cet autre est celui dont on cherche le regard mais à qui on ne veut pas révéler toute sa nudité… La honte, telle qu’elle apparaît à la genèse de l’humanité, n’est non seulement pas coupable, mais elle est précisément ce qui ouvre à l’autre… ».
2. Quelques réflexions sur la honte
2.1. Honte et culpabilité
La honte est souvent confondue avec la culpabilité. La honte est une émotion plus archaïque, moins élaborée que la culpabilité. La honte serait liée au narcissisme archaïque, alors que la culpabilité serait liée au surmoi et à ses interdictions. La honte s’accompagne de manifestations diverses :
- émotionnelles : gêne, malaise, peur… ou à l’inverse exubérance, agressivité…,
- corporelles : tête basse, rougissement, mains moites… ou à l’inverse tête haute…,
- cognitives : discours interne dévalorisant ou au contraire agressif…,
- comportementales : inhibition, paralysie ou au contraire exhibitionnisme….
2.2. Les objets de la honte
Le regard et la voix sont deux objets du surmoi. Freud dans ses Conférences d’introduction à la psychanalyse définit le surmoi comme cette « instance dans le moi » qui assure à la fois une fonction d’auto-observation et d’auto-critique.
La honte est d’abord une affaire de regard et plus précisément de « mauvais œil », celui que l’autre pose sur moi. C’est un regard qui voit, juge, punit. Regard féroce auquel je ne peux me dérober. Dans l’humiliation, la parole est plus importante que le regard. Ce sont des moqueries, des injures à caractère anal (« tu es une grosse merde ») ou à caractère sexuel (« tu es un con »).
2.3. La honte comme affect social
Pour la psychanalyse, la honte est d’abord éprouvée dans l’environnement familial, puis elle est intériorisée avec la formation des instances d’idéalisation ; enfin, elle est éprouvée dans les contacts sociaux où il s’agit de se sentir conforme aux marqueurs sociaux qui classent, divisent, excluent.
2.4. La honte à l’épreuve de l’éducation
Au commencement, l’infans (enfant qui n’a pas encore appris le langage) ignore la honte. Celle-ci se met en place avec l’acquisition de la propreté où le petit enfant apprend à cacher ses matières corporelles. Les interdits édictés par les parents du genre « ce n’est pas propre, tu ne dois pas toucher, c’est sale » sont très vite intériorisés par l’enfant. Viendra par extension la mise en garde du parent face à l’enfant masturbateur : « tu ne dois pas te toucher, c’est sale ». Ces interdits édictés par les parents sont très vite intériorisés par l’enfant. Freud parlera du « surmoi » comme d’une instance perpétuant des jugements, un peu à la manière d’un « gendarme interne » qui jouera le rôle du parent interdicteur de jadis.
Les premières hontes sont souvent la honte des parents, honte qu’on éprouve devant les copains: des parents non conformes à un idéal, mal habillés, trop petits, trop gros, trop bien habillés, qui viennent vous chercher en camion ou en Porsche à la sortie de l’école. La liste est longue….c’est une honte par rapport à une loi du conformisme. Pourquoi a-t-on honte de ses parents? L’enfant se construit son propre roman familial et ses parents réels ont quelque chose d’insuffisant, d’insupportable c’est-à-dire on ne peut pas les supporter tels qu’ils sont. Il s’agit d’une honte de l’image sociale. Les adolescents ont honte de leurs parents qui pourtant ont été les premiers modèles de formation de leur idéal : « Quand je serai grand, je veux devenir important comme papa ».
2.5. La honte, une blessure de l’idéal du moi
La honte est un affect qui saisit le sujet à l’improviste, quand il montre à l’autre quelque chose de lui-même qui aurait dû rester caché. Il est alors surpris dans une situation intime. La honte peut alors s’inscrire physiquement par le rougissement. Si la honte fait rougir le sujet c’est bien qu’il s’est senti surpris en position de « flagrant désir » et de jouissance cachée.
Freud, dans L’inquiétante étrangeté précise que « l’adulte a honte de ses fantaisies et les dissimule aux autres, il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle ; en règle générale, il préférerait confesser ses manquements plutôt que de communiquer ses fantaisies. Il peut arriver que pour cette raison, il se croie le seul à forger de telles fantaisies, et qu’il ne pressente rien de la diffusion universelle de créations tout à fait analogue chez d’autres ». Il y a donc selon Freud une gêne à avouer son fantasme, à dévoiler une « face ridicule » de soi-même qui concerne le versant le plus intime de son être.
Il n’y a pas de honte sans regard de l’autre, réel ou imaginaire.
La honte est un signal imparable : le sujet est en faute, il a fait ou dit ce qu’il ne fallait pas. Le sujet honteux c’est l’être nu, exposé par sa nudité, physique ou morale, au regard de l’autre. Dès lors, il ne se fond plus dans le décor, il fait tache dans le tableau, puisqu’il est vu : « Je vois l’autre mais aussi je le vois me voir ».
On comprend au passage pourquoi le sujet honteux dit vouloir « rentrer six pieds sous terre », s’évanouir, disparaître aux yeux du monde. La honte est donc produite par la chute d’une image réduisant le sujet à son insuffisance, à son « manque à être ».
Dans la honte, c’est l’individu tout entier qui est frappé dans l’estime de soi. Se sentir honteux implique et exprime un « sentiment d’humiliation », une blessure de l’idéal que le sujet s’est forgé.
La honte, c’est aussi se découvrir tout petit alors que l’on se croyait grand.
La dimension anale du discours adolescent (« je me suis senti comme une merde », « elle m’a jeté comme une sale merde ») ne s’y trompe pas en pointant que le sujet honteux se vit comme un déchet « expulsé » .