“ Qu’advient-il, lorsque, loin de nous détourner de l’angoisse, la société la distille à petites doses, lorsque le divertissement devient encore plus ennuyeux et effroyable que le vide existentiel qu’il est censé faire oublier ? “
Bruce Bégout. Pensée privée.
L’ennui, cet étrange état du moi
Définition générale
La scène se passe dans un film de Jean- Luc Godard, Pierrot le fou, une femme marche sur une plage et fredonne : » Qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire…”.
Pourquoi cette femme nous devient si familière dans sa façon de se comporter en petite fille, en proie à l’ennui. Pourquoi lorsqu’un adulte s’ennuie, il est renvoyé à la figure de l’enfant ?
S’ennuyer renvoie à l’expérience du temps qui semble allongé, qui s’étire à n’en plus finir, comme la nuit pour l’insomniaque confronté à ce mortel ennui qui peut parfois s’apparenter à l’angoisse.
Expérience de vacuité du moi “ avec une impression de vide, de lassitude causée par le désoeuvrement ou par une occupation monotone “[1].
Expérience de suspension voire de cassure, où un sujet attend de retrouver son désir avec le sentiment de l’avoir perdu. L’ennui est généralement ressenti comme un affect déplaisant à l’instar de la colère, l’envie, la haine.
L’ennui introduit comme la mort dans la vie ; on dit bien : “ mourir d’ennui ”,
“ s’ennuyer comme un rat mort “.
L’étymologie est chargée d’une connotation négative de par sa référence à la haine, puisqu’il dérive du latin odium = haine. L’expression latine “est mihi in odio : « cela m’ennuie », signifie littéralement « être un objet de haine pour moi ». « Je m’ennuie » n’est pas très loin de « Je me nuis ». Quelle signification donner à ce passage qui mène de la haine à l’ennui ?
Notons toutefois, que l’on peut aussi “ ennuyer quelqu’un “ (agression de l’objet) et même “s’ennuyer de quelqu’un” (manque de l’objet).
Qui n’a pas rencontré ces expériences de contraintes, d’obligations où il s’agit de remplir un devoir familial, dominical, scolaire, professionnel, social ? D’ailleurs, le sujet subit passivement son ennui, qui peut se décliner sous différentes formes, depuis le vide, la morosité, l’informe, la fatigue, la tristesse, à la perte de vitalité : le sujet baille sa vie.
Cet affect, difficilement saisissable et complexe, demeure très présent dans le discours quotidien. Que faire d’un affect qui existe chez chacun de nous, quel que soit le sexe et l’âge, qui peut traduire l’angoisse d’une attente ? Les enfants précoces seraient menacés par l’ennui, tout comme l’adolescent, qui par l’abus d’alcool ou de stupéfiants, recherche des solutions immédiates à un “ ennui de vivre ”. La vieillesse et la maison de retraite semblent être éminemment concernées par la plainte du temps qui traîne en longueur, de la solitude ou de la fatigue. Sans oublier, le “bore-out ”, à savoir le “ s’ennuyer au travail ”, qui rend aussi fou que son strict opposé, le ”burn-out“.
Comment faire la part des choses entre un ennui “ ordinaire “, qui est une donnée fondamentale de l’aventure humaine, et l’ennui pathologique qui se rencontre dans la perte d’intérêt du mélancolique ou dans la torpeur de l’apathique ?
Proche de la douleur ou de “ la fatigue d’être soi “[2], l’ennui s’inscrit à la frontière du physiologique et du psychologique. Toutefois, cet affect ne va pas de soi et, au-delà de l’évidence de l’expression “ je m’ennuie “, il demeure une énigme à déchiffrer qui n’a eu de cesse d’être une source féconde et inépuisable d’inspiration, tant dans les domaines littéraires, philosophiques, cinématographiques que dans la peinture.
La clinique quotidienne de l’ennui nous confronte à d’infinies variations qui peuvent aller d’un sentiment de vide douloureux, produit par un sentiment d’arrêt de l’écoulement du temps, d’une impuissance à communiquer avec l’extérieur (l’ennui-inhibition), à un sentiment d’enlisement ou un trop grand écart entre un idéal projeté et sa réalisation.
Les formes contemporaines de l’ennui
Est-ce qu’il y a un contraire de l’ennui ? L’ennui est-il soluble dans la fête, le spectacle, la télévision, le travail ? Dans la course effrénée vers le bonheur et la réalisation individuelle, l’ennui n’est pas à la mode, il dérange. N’est-il pas dans l’air du temps d’être débordé, accaparé, hyperactif ? Aujourd’hui, le sujet se laisse envahir par les agapes modernes pour y trouver une satisfaction pulsionnelle. Comme le souligne Lacan, “ C’est vrai, il y a autour de nous des choses horripilantes et dévorantes, comme la télévision. Mais c’est seulement parce que des gens se laissent phagocyter, qu’ils vont jusqu’à s’inventer un intérêt pour ce qu’ils voient.”[3] . Pour preuve, cette consommation chronophage pour les séries sur Netflix qui se dévorent à la chaîne, de préférence face au lit, de sorte que le couple occupe ses soirées à se distraire, faute d’autre chose. “ J’aime bien mon mari mais je m’ennuie avec lui”; mais depuis que cette patiente a offert un abonnement Netflix à son mari pour Noël, les soirées et week-ends sont consacrés aux séries : “Exit l’ennui avec les séries”.
Lacan donne une première piste de réflexion et avance que “ toutes ces choses qui dévorent, pas de quoi en faire un drame. Je suis sûr que quand nous en aurons assez, nous trouverons d’autres choses pour nous occuper”.[4] L’ennui, selon la définition lacanienne, c’est l’un des affects liés au désir d’Autre-chose, d’une autre jouissance. Il est “ lié au manque impossible à combler et qui dénonce toutes les offres de la réalité ”[5] . Au final, aucun objet de réalité ne viendra endiguer l’objet cause de désir. C’est bien là d’ailleurs ce que Apple manie fort bien, qui propose au sujet de nouvelles offres à jouir comme le dernier Iphone, encore plus performant que le précédent, pour consommer du lien, des images, et de la “poudre de perlimpinpin”. On peut tromper son ennui par quantité de “gadgets” mais on ne retombera pas moins sur son manque.
Nous laisserons le mot de la fin au poète Paul Valéry : “ Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide, ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon” .
[1] Définition du dictionnaire Robert.
[2] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Ed Odile Jacob, Paris, 2000.
[3] J. Lacan, Entretien avec Emilia Granzotto, pour le journal Panorama, à Rome, le 21 novembre 1974, inédit.
[4] J. Lacan, conférence La troisième, Lettres de l’Ecole freudienne, n°16, 1975, inédit.
[5] Colette Soler, Les affects lacaniens, Ed Puf, Paris, 2011, p. 81.