« L’intime de la chambre aux réseaux sociaux » Exposition au Musée des Arts décoratifs
Du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025
« L’intime, c’est cette part irréductible du sujet qui ne se voit pas, cette présence du sujet dans le visible mais qui échappe à la vue. Le sujet serait en cela quelque chose comme un trou noir dans le visible. L’intime, c’est le territoire du sujet, le refuge de son être »
G. Wajcman
Comment montrer l’intime ?
L’exposition au Musée des Arts décoratifs propose de retracer une sociologie et une histoire de l’intime du XVIIème siècle à nos jours. Ainsi, nous apprenons que jusqu’au XVIème siècle, la frontière privé/public n’existait pas. Il y avait une absence de sphère du privé. En montrant des pièces d’art décoratif et de design, des œuvres d’art mais aussi des images et objets du quotidien, cette exposition révèle la façon dont l’intime s’est peu à peu modifié au cours des époques.
D’emblée, le visiteur est accueilli par un gigantesque trou de serrure, comme s’il s’agissait de se mettre dans la peau d’un voyeur, pour (comme on dit) « se rincer l’œil », afin de voir sans être vu.
Ainsi, au fil de ses déambulations, le visiteur découvre le mobilier de la chambre (lit, coiffeuse) ou du repos (canapé, divan, fauteuil), des objets liés au bain (miroirs, parfum, baignoire) ou aux commodités (urinoire, bourdaloues, bidets), des ustensiles de beauté ou pouvant servir à la sexualité (sex- toys). Ces objets sont au service d’un désir d’isolement, ou, au contraire, d’un vivre-ensemble. Difficile dans le monde actuel d’échapper, voire de résister aux nombreux objets connectés (smart – phone, vidéo- surveillance). Ils font à l’évidence, partie de notre quotidien, de sorte que le droit à la vie privée s’en trouve parfois malmené.
Que veut dire « intime » ?
L’intime, dit le dictionnaire Le Robert, c’est : « ce qui est profondément intérieur, contenu au plus profond d’un être, lié à son essence, généralement secret invisible, impénétrable ». Quant à l’intimité, c’est : « l’agrément d’un endroit où on se sent tout à fait chez soi ». Il s’oppose en quelque sorte au « public », à « l’extérieur », à « l’exposé ».
Le cœur de l’intimité c’est le nid, la maison, c’est d’être bien au chaud, dans des « niches d’intimité »[1] qui font limite entre le dedans et le dehors.
Ainsi en va-t-il de la vie intime, du « journal intime », ce à quoi il ne faut pas toucher, une limite que les autres ne doivent pas franchir, sauf à y être convié. A ce propos, on pense à ce texte de Virginia Woolf, Une chambre à soi, où elle revendique pour une femme, la nécessité de disposer d’une pièce à elle, c’est-à-dire d’un espace d’intimité, d’une chambre à soi psychique pour se retirer de l’autre. Cette réflexion est loin d’être banale, quand on sait que la femme a longtemps été assignée au foyer, véritable gardienne de l’espace domestique, de la maison, et qui a pu, le cas échéant, devenir un espace d’enfermement. Une pièce à soi n’est pas à confondre avec un bout de table au milieu du salon. C’est la possibilité de se réserver une pièce à soi dans l’espace commun, une sorte de repli qui pourrait correspondre par exemple à un « besoin urgent de ne pas être trouvé »[2].
L’intime du cabinet de l’analyste
Le thème de cette exposition est aussi l’occasion de revenir sur une notion qui est au cœur de la pratique analytique. Comme le rappelle le psychanalyste, Jacques-Alain Miller : « La psychanalyse semble bien faite pour nous mettre de pleins pieds dans le registre de l’intimité […] La vie privée, la vie intime, c’est bien de ça que se sustente la psychanalyse ». D’autant qu’il ne saurait y avoir de sujet sans intime, sans pensées intimes. « Je pense donc j’intime »[3] pourrait-on dire.
L’intime produit une distance entre soi et autrui où le sujet n’est plus sous le regard de l’autre. C’est un droit au secret, au caché et c’est une condition absolue du sujet. La psychanalyse qui est un lieu de parole, se tient du côté du secret, de l’indicible, un lieu en quelque sorte « inviolable » où une parole peut être dite sans à priori ni préjugés. L’espace analytique est aussi un espace où un sujet peut y déposer son « théâtre intime » à l’abri des regards et de l’emprise de l’autre.
Intimité exposée
La dernière partie de l’exposition est consacrée à l’intime à l’ère de la connexion et de la surveillance. Dans un monde de plus en plus connecté, l’intime s’affiche, s’étale, se dévoile sur les réseaux sociaux. Cela conduit à un étalage public de l’intimité où le domaine privé bascule dans le public. Jacques Attali parle de « dictature de la transparence » où « la liberté individuelle ne sera plus celle de ne rien dire de soi, mais de tout dire des autres ».
On pourrait ainsi établir une analogie entre la société de surveillance numérique et le « panoptique » de Jeremy Bentham[4] qui consiste à regarder sans être vu. Michel Foucault montre dans Surveiller et punir que « le panoptique est le modèle de notre société disciplinaire qui, pour contrôler les individus, doit les rendre visibles à tout moment »[5]. Or, sur les réseaux sociaux, chacun observe, contrôle, juge, surveille et jauge l’autre dans la mesure où le regard est partout.
A ce propos, Lacan se demandait s’il n’y avait pas de « la satisfaction à être sous ce regard, ce regard qui nous cerne, et qui fait de nous des êtres regardés, mais sans qu’on nous le montre »[6]. Ce regard omni-voyeur et exhibitionniste est constamment sollicité sur les réseaux sociaux. En alimentant le « panoptique » numérique avec toutes sortes d’informations, plus ou moins impudiques, voire fausses (les fake news), le sujet est invité à « dire la vérité », à confesser, comme dit Malraux, son « misérable petit tas de secrets », au vu et au su de tout le monde. Or, cette confession de soi via les réseaux sociaux a- t’- elle un effet cathartique escompté ? Nous sommes entrés dans le temps du dévoilement où même les « images honteuses » ne font plus honte.
Cette injonction à « tout dire », proche de la confession, ce désir de visibilité par tous, partout, toujours et tout le temps peut s’apparenter à une aliénation volontaire. Du reste, disparaître est devenu quasi impossible, puisque chaque internaute laisse derrière lui des données personnelles qui favorisent sa traçabilité.
Cette société de la transparence/surveillance oblige le sujet à rendre des comptes sur ce qu’il fait, où il se trouve. « Ce n’est plus Big Brother mais Big Data »[7]. En s’exposant, le sujet participe ainsi activement à cette « servitude volontaire »[8] en raison de la jouissance qu’il y trouve. Cependant, cette visibilité a un prix : paraître aux yeux des autres c’est prendre le risque d’une comparution immédiate devant un tribunal populaire intraitable.
Nous laisserons le mot de la fin au sociologue Richard Sennett, qui dans son ouvrage « Les tyrannies de l’intimité »[9] voit dans la « compulsion de l’intimité » qui caractérise notre monde moderne, une façon pour les sujets de se dévoiler mutuellement leurs « petits enfers subjectifs ». Il ajoute que « L’intimité est à la fois une vision des relations sociales et une exigence. Seul compte ici ce qui est proche ou immédiat. Plus cette tyrannie de la proximité s’impose, plus les gens cherchent à se libérer des coutumes, des manières sociales, des codes, etc., pour s’ouvrir de façon inconditionnée les uns aux autres. Les rapports humains intimes sont censés être chaleureux. On cherche ainsi une sociabilité plus intense, mais la réalité vient démentir cette attente. Plus les gens sont intimes, plus leurs relations deviennent douloureuses, fratricides et associables »[10].
Aujourd’hui, la « tyrannie de la visibilité » a conduit à l’expression du « moi » de chacun dans l’espace collectif. Ainsi, rendre sa vie intime et privée visible sur internet ne peut que nous interroger sur la représentation que chacun se fait de sa propre intimité.
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[1] Jean-Claude Kaufmann, Sociologie du couple, PUF, Que-sais-je, Paris, 2010.
[2] Winnicott, De la communication et de la non communication, Paris, 1958.
[3] Max Kohn, La construction éthique de l’intime, Bulletin de psychologie, tome 55, juillet-août 2002.
[4] Dans “Surveiller et punir”, le philosophe consacre tout un chapitre au panoptique, cette invention de Jeremy Bentham, un des pères fondateurs de “l’utilitarisme”, philosophe et réformateur britannique, dont le principe est le suivant : le panoptique est une tour centrale dans laquelle se trouve un surveillant, autour de cette tour des cellules sont disposées en cercle. La lumière entre du côté du prisonnier, et le surveillant peut ainsi le voir se découper en ombre chinoise dans sa cellule. Il sait si le détenu est présent ou non, ce qu’il fait ou ne fait pas. A l’inverse, le surveillant étant invisible, le prisonnier ignore s’il est surveillé ou non. Ce principe, Foucault ne le cantonne pas à la prison, mais l’étend aux ateliers de fabrication, aux pensionnats, aux casernes, etc.
[5] Michel Foucault, Surveiller et punir, Ed Gallimard, Paris,1975.
[6] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p 83.
[7] Byung-Chul Han, Dans la nuée, Ed Actes Sud, Paris, 2015, p.92.
[8] Etienne de La Boétie, La servitude volontaire.
[9] Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Ed Seuil, Paris, 1979.
[10] Ibid