« Accélération de la surveillance du et par le corps” par Jean-Jacques Tyszler[1]

 

Une augmentation des névroses de contraintes ou « névroses d’un-jonction »

La crise sanitaire actuelle nous donne l’occasion de revenir sur notre rapport au corps qui est devenu une obsession nationale et internationale.

Dans notre ouvrage, « Actualité du fantasme dans la psychanalyse [2]», publié avant la crise sanitaire, nous insistions déjà sur le déplacement de la névrose obsessionnelle classique vers des névroses de contraintes.

A ce propos, le philosophe allemand Byung-Chul Han en donne une bonne illustration : « Le sujet performant, épuisé, dépressif, est en même temps usé par lui -même, incapable de sortir de lui-même, d’être dehors, de se fier à autrui, au monde ».

La pandémie, sorte de tunnel sans fin, renforce les injonctions, « un-jonctions », concernant les objectifs et les évaluations d’un sujet réduit à des algorithmes, des séquences chiffrées, face à ses écrans, ses objets connectés, ou dans ses running aux constantes alimentaires et biologiques contrôlées.

D’ailleurs, depuis cette pandémie, ne vivons-nous pas un peu comme des taupes ou des marmottes ? Nous nous pressons de rentrer à la maison, à peine la journée entamée ou heureux du week-end qui renforce encore notre coupure d’avec le monde.

Le corps prend toute l’importance.

L’acceptation inévitable des gestes barrières, de la prise de température, de l’écoute permanente de l’organique se conjugue avec un discours politique et médiatique qui disserte en continu sur la vulnérabilité du corps. Jamais le corps n’a été aussi traqué, mesuré et ausculté que pendant cette pandémie.

Si bien que le registre de l’échange avec l’autre est marqué d’un retrait, d’une crainte, d’une suspicion.

Le donner – recevoir -rendre, cher à Marcel Mauss est mis en quarantaine.

Ce décrochage d’avec la logique du don et de la dette pourrait après tout paraître une solution, pour sortir de la culpabilité inhérente à la névrose classique.

Le syndrome du « À quoi bon? »

Nous assistons plutôt à l’émergence d’un « À quoi bon ! ?»

À quoi bon prendre un peu de temps pour prendre un café ? À quoi bon se donner des nouvelles, se parler un peu longuement ? À quoi bon sortir son vélo pour saluer un proche?

Vivant dans la même ville, les individus communiquent davantage avec ceux qui habitent au bout du monde (grâce à des visio interminables !) qu’avec leur voisin du coin de la rue. La contrainte que nous vivons et intériorisons, assèche le lien à l’autre dans une course permanente contre la montre, entre soi et soi.

Le sujet n’est plus alors « divisé » par ses motifs désirants mais éparpillé, absent au « ici et maintenant ».

C’est au moins pour cela, que comme praticien, nous essayons le mieux possible de recevoir en présence adulte comme enfant, utilisant le « télétravail » en cas de nécessité absolue.

C’est aussi pour cela qu’à l’occasion nous essayons de nous bousculer, de trouer ce temps sans plus de temporalité, d’hospitalité.

Néanmoins, les phobies n’ont pas disparu mais sont devenues la règle du fait des peurs justifiées de la contamination dans les transports ou les écoles en particulier.

C’est la dimension de sexualisation de l’espace qui peine à pouvoir être lue car la sexualité elle-même subit le contre coup du confinement.

L’enfermement dans le huit clos familial entraîne des conséquences dans les tyrannies domestiques, voir les violences faites aux femmes ou aux enfants.

Il y a une forme de régression des relations intimes sur une grille œdipienne, faute des tiers habituels à la vie commune : être en famille est vraiment être avec papa/maman ; s’oublie ainsi que dans l’entièreté d’une existence, bien des êtres qui nous accompagne font partis du cercle de ladite « famille ».

Quant à L’hystérie, elle se niche dans toutes les manifestations de défiance et de déni collectif : le complotisme ambiant devient paranoïa ordinaire.

Non pas que l’état ne puisse être jugé sur ses carences et ses fautes mais désormais toute annonce est source d’insatisfaction.

Repartir du fantasme

Le travail sur le fantasme via les rêves et les rêveries nous semblent le fil à tenir pour remettre ses nouvelles formes du symptôme en perspective.

Sans compter le tri à faire dans le champ très étendu des addictions, à des âges précoces.

Repartir du fantasme, c’est remettre en perspective un point d’érotique dans ce quotidien desséchant et régressif.

Les patientes et les patients s’y prêtent volontiers dans notre expérience de cabinet et cela rend toute sa place à l’urgence du retour à Freud.

Des thèmes apparaissent avec force, comme un retour massif du refoulé social : les tyrannies domestiques, et même à un niveau insoupçonné les questions d’inceste.

Le plus novateur, nous semble-t-il est le regard des jeunes adultes, sur la sexualité, l’identité sexuée, les choix d’objet … Des usages s’inventent et déconcertent souvent le classicisme des praticiens de la psychanalyse.

Reconnaissons que notre science de l’inconscient, charrie avec elle bien des préjugés et un conservatisme de bon ton.

Cette crise majeure dans la Cité augure d’un changement non seulement des typologies freudiennes, même si des invariants demeurent, mais aussi de la position de l’analyste dans le transfert.

[1] Psychiatre, psychanalyste

[2] Jean-Jacques Tyszler, Actualité du fantasme dans la psychanalyse, Ed Stilus Nouage, Paris, 2019