« La naissance d’un enfant handicapé est tragiquement normale : l’expression s’il en fut de l’absurdité de la vie »

Kenzaburo Oé

« Cachez cet handicapé que je ne saurais voir » !

« Un enfant pas comme les autres »

Le handicap physique d’un enfant est une question difficile à aborder. On ne prétendra évidemment pas à l’exhaustivité : l’entreprise est impossible.

Lorsque nous croisons dans la rue, un enfant dans un fauteuil roulant, l’image est souvent insupportable voire scandaleuse. Nous avons tendance à détourner le regard, qui n’est en fait que l’expression d’une gêne, d’un rejet, d’un malaise face à cet « enfant pas comme les autres ».

Les enfants handicapés font l’objet d’une curiosité mais aussi d’un évitement et d’une honte. Il n’est pas si loin le temps où l’on cachait les enfants trisomiques ou handicapés moteurs. Aujourd’hui, des émissions telles que le « Téléthon » ou des publicités avec des enfants trisomiques, veulent sensibiliser le grand public à la question du handicap mais nous ne sommes jamais autant concernés et mobilisés par le handicap que lorsque nous y sommes confrontés directement. Il reste un évènement individuel et non partageable.

Le handicap inquiète et fait peur. Il nous renvoie une image dans laquelle nous avons peur de nous reconnaître, « Il nous met face au miroir de l’inquiétante étrangeté[1] ». Le handicap physique nous confronte au réel de la « castration » c’est-à-dire à la dialectique de la perte et du manque.

Mais à quoi correspond le mot handicap ? Le terme est vague et peut désigner des handicaps très divers : enfants trisomiques, enfants autistes, enfants sourds ou aveugles, enfants atteints d’anomalies génétiques ou métaboliques, enfants tétraplégiques ou paraplégiques. Néanmoins, il s’agit de ne pas faire la confusion entre « avoir un handicap » et « être handicapé ».

En réalité, le mot « handicap » date de 1827 ; c’est un mot d’origine anglaise : hand in cap, « la main dans le chapeau ». Le premier sens de ce terme était de donner un handicap aux meilleurs chevaux pour égaliser les chances de gagner une course. Ce n’est qu’en 1950, qu’on trouve le sens de déficience mentale ou physique, dans le sens actuel.

En quoi la psychanalyse aurait son mot à dire sur un sujet qui concerne en priorité le champ médical ? La question du handicap, c’est quand « La vie est moins sûre d’elle-même qu’on n’avait pu le penser[2] », elle nous confronte au tragique de l’existence, que l’on préfèrerait « mettre sous le boisseau » pour continuer à nous dire que « ça n’arrive qu’aux autres ».

 Une blessure narcissique

Une patiente, mère d’un petit garçon trisomique raconte : « L’accouchement s’est bien passé, mais juste après, ils ont emmené mon bébé, sans rien me dire, sans même avoir eu le temps, de le voir, le toucher. J’ai trouvé ça très violent, bizarre, un truc n’allait pas. Une heure après, mon mari est revenu dans la chambre, il était décomposé, livide et c’est lui qui m’a dit que notre fils avait un problème. J’ai ressenti comme une déflagration dans tout mon corps ».

L’annonce à la naissance du handicap visible d’un enfant, plonge les parents dans une vérité traumatisante. L’annonce du diagnostic est une épreuve innommable et c’est tout l’univers d’une famille qui peut se transformer en cauchemar : « Rien ne sera plus comme avant ».

Comment dès lors faire face à cette situation nouvelle, à laquelle les parents n’ont pas été préparés ? Dans un premier temps, ils s’engagent dans une véritable « enquête » qui pourrait expliquer les causes de cette anomalie. Ils questionnent le savoir médical, font du « shopping médical [3]», espèrent une erreur de diagnostic, accusent le médecin qui n’a rien vu à l’échographie, cherchent un coupable, une tare touche la famille et peut se transmettre.

Le handicap d’un enfant suscite un sentiment de culpabilité chez ces parents : « Qu’est-ce que j’ai fait pour que cela m’arrive à moi » ? Ils ont du mal à s’identifier à cet enfant dont l’étrangeté ne correspond pas à l’enfant de leur imaginaire, à cette image de l’enfant idéal et parfait qu’ils s’étaient forgée. Cet enfant « hors de la norme », quel avenir s’offre à lui ?

Comment lutter contre la culpabilité qui peut parfois prendre le visage de la dévotion pour expier une faute que les parents pensent avoir commise ? Une patiente disait avoir pensé à tuer cet enfant, qui lui procurait tant de douleur. Sa culpabilité de l’avoir pensé, lui était insupportable et elle se vivait comme un « monstre » et n’avait de cesse de surprotéger son fils.

Relire Freud, apporte quelques éclaircissements face à cette blessure narcissique des parents : « L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie. Maladie, mort, renonciation de jouissance, restrictions à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant… His majesty the baby, comme on s’imaginait être jadis[4] ». Comment faire le deuil de cet enfant imaginaire et merveilleux, de cet enfant espéré, attendu, mais qui ne tient pas toutes ses promesses narcissiques ? Comment devenir parent de cet enfant-là, dont il faudra s’occuper, supporter le regard des autres sur lui ? Comment trouver un centre de soin, une école spécialisée ?

Des questions en rafale submergent les parents : Comment va vivre cet enfant ? Aurait-il dû naître ? Comment s’identifier et se reconnaître en lui ? Pourrais-je avoir un autre enfant, non handicapé ?

« Je suis trisomie 21 »

 « Un jour, une dame a dit : « Elle a tout de même une drôle de tête, cette petite. » Elle avait à ce moment-là vingt-six, vingt- sept mois, elle parlait mal, mais elle est allée vers cette femme, et lui a baragouiné : « Je suis trisomie 21. » Et la dame, surprise : « Quoi, qu’est-ce qu’elle me dit ? » « Elle vous dit que c’est parce qu’elle est mongolienne, trisomique 21 », a repris la maîtresse. « Mais comment ? Et elle le sait ! [5]».

Françoise Dolto, psychanalyste pour enfants, suite à Lacan et à d’autres, considère que l’enfant avant même de parler est un être de langage. Son expérience clinique lui enseigne qu’il faut parler aux enfants dès leur naissance. Leur parler, avec des mots simples et justes pour décrire ou expliquer une réalité qui le concerne. De cette façon, c’est le reconnaître comme sujet, comme une personne à part entière, c’est le respecter en tant qu’homme ou femme en devenir. Donnant l’exemple des enfants handicapés, Françoise Dolto affirme qu’il faut tout de suite parler à l’enfant de son infirmité, lui dire son « histoire vraie » car dès lors, il sait de quoi il est infirme et peut compenser par d’autres façons de faire, « déployer un trésor de surcompensation pour rester sujet, au lieu d’être individu charnel de plus en plus objet des autres [6]».

L’enfant handicapé a besoin de soin mais sa dépendance à l’égard de son entourage, peut parfois entraîner une infantilisation et une perte d’identité. Une patiente handicapée disait souffrir davantage de la pitié des autres que de son infirmité : « Ma mère pensait pour moi, parlait pour moi et agissait à ma place. Elle n’avait aucune confiance en moi. Son regard sur moi était tellement douloureux que je n’osais plus bouger de peur que ce soit elle qui tombe à ma place ».

Que nous apprend la clinique du handicap ? Elle nous enseigne que cet enfant « différent » a des choses à dire, même s’il n’arrive pas à les exprimer avec des mots. Il ressent à l’intérieur de lui-même, au même titre que les enfants valides, une souffrance, des inquiétudes, des émotions fortes, des pulsions sexuelles, même si son handicap ne lui permet pas toujours de les réaliser ou les communiquer.

Elle montre également que les parents sont terriblement seuls à porter le poids du handicap de leur enfant. Seuls avec leurs fantasmes inavouables et leurs culpabilités.

Nous laisserons le mot de la fin au musicologue Jean Massin :

« Je refuse d’être aimé parce qu’infirme : toute pitié est immonde.

Je refuse d’être aimé quoique infirme : toute restriction est blessante.

Je demande à être aimé infirme.[7] »

 

 

 
 

[1] Simone Korff-Sausse, Figures du handicap, mythes, arts, littérature, Ed Payot, Paris, 2001, p.20.

[2] Georges Canguillem, La monstruosité et le monstrueux in La connaissance de la vie, Ed Vrin, Paris, 1965, p.221.

[3] Simone Korff-Sausse, Le miroir brisé, l’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Ed Pluriel, Paris, 1996, p.109.

[4] S. Freud, « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p.96.

[5] Françoise Dolto, Tout est langage, Paris, Folio, 1994, p. 160.

[6] Ibid, p. 154.

[7] Jean Massin, Le gué du Jaboq, le rire d’un infirme.