Pouvez-vous apporter un éclairage sur les deux concepts freudiens de principe de plaisir et principe de réalité ? Comment les articuler au concept lacanien de jouissance ?
André Michels[1]: Dans le langage courant, on utilise souvent indifféremment les notions de plaisir et jouissance, alors qu’il y a tout lieu de les différencier.
A la recherche d’un principe régulateur de notre vie psychique, Freud établit que cela ne saurait être qu’un principe de plaisir. Toute activité humaine, dès le plus jeune âge, y trouve un point de repère et sa motivation est une fonction qui est à l’œuvre dès les premières relations que tisse le petit d’homme avec son entourage, qui rythme ses jeux, lui donne envie d’apprendre et se manifeste avec prédilection dans les questions qu’il ne cesse de poser à ses parents.
La recherche du plaisir est donc un facteur d’équilibre, de bonne santé mentale en protégeant le sujet, dès sa prime enfance, contre les exagérations et excès de tout ordre. C’est le plaisir qui lui donne sa mesure et lui permet de trouver le juste milieu, en toute chose, le préparant ainsi aux petits et grands défis de sa vie ultérieure.
Or, cette présentation des choses connaît deux écueils majeurs. Le sujet, quelque soit son âge, qui ne se laisserait guider que par la seule recherche du plaisir ne risque t’-il pas de passer à côté de la réalité, de mal la situer et donc de ne pas disposer des moyens nécessaires pour y faire face ? C’est dans cet ordre d’idée, que Freud a admis l’existence d’un principe de réalité, à côté du principe de plaisir, pour en contrecarrer l’impact et en limiter la suprématie. Ceci est conforme à notre façon habituelle d’utiliser ces termes, que la vie n’est pas seulement une partie de plaisir mais qu’il est nécessaire de regarder les choses en face. L’épreuve de la réalité apparaît ainsi non seulement comme une limitation du principe de plaisir mais, bien souvent, comme une sentence morale dans la bouche des parents, éducateurs, enseignants et d’autres personnes qui ont ou prétendent avoir un ascendant sur nous.
On se heurte alors au problème crucial qu’il n’est pas toujours évident de savoir ce qu’il en est de la réalité, que celle de l’un n’est pas forcément celle de l’autre ; on ne peut surtout jamais être sûr si la réalité n’est pas elle-même façonnée, formatée, déformée par le principe de plaisir comme son produit ou son déchet. A cela s’ajoute que toute dérive normalisante ou moralisatrice du principe de réalité en subvertit l’authenticité et l’effet.
Comment être sûr de la réalité des choses ? est une question qui ne se pose pas seulement dans la relation intime et amicale, mais dans toute relation à autrui, à la société, au monde. Si la question est à l’ordre du jour et devenue proprement lancinante à l’heure des Fake news et des thèses conspirationnistes, il va de soi qu’elle n’est pas nouvelle mais aussi ancienne que l’humanité. Ce que nous appelons réalité est toujours, quoique nous fassions une construction – qu’elle soit consciente, inconsciente ou scientifique – à partir d’éléments de base dont nous ne sommes pas toujours assurés. La réalité est donc une construction qui est régulièrement déconstruite pour ensuite se reconstituer autrement.
Freud a résolu le problème autrement en admettant que, peu ou prou, le principe de réalité va tomber dans le giron du principe de plaisir. Celui-là ne le contredit pas forcément mais participe à l’extension d’un domaine qui tout en apparaissant d’abord en contre-point au principe de plaisir sera progressivement colonisé par celui-ci. Inversement, c’est par la reconnaissance d’une réalité qui lui avait échappé jusque-là, que le principe de plaisir élargit son assise et son pouvoir sur la psyché, donc les individus.
Cette conception contribue et donne une orientation à la plupart des mesures éducatives et thérapeutiques. De multiples formes de psychothérapie opèrent par la confrontation à la réalité et, d’après ce qui précède, risquent ainsi d’agir à contre-courant ou dans le sens exclusif du principe de plaisir dont ils se font, malgré elles, l’agent de prédilection. Les patients vont alors consulter un thérapeute pour se voir confirmer dans leur propre fonctionnement leur manière d’être, de sorte que le circuit de plaisir dans lequel ils sont pris se trouve renforcé ou a tendance à se renfermer sur eux-mêmes, ainsi que d’en exclure la dimension de l’autre.
C’est à ce niveau qu’il convient donc de mettre en évidence deuxième écueil majeur au principe de plaisir que Freud a pu mettre en évidence, après avoir pratiqué pendant un quart de siècle la nouvelle méthode qu’il avait inventée. Il s’est rendu compte, en effet, que la vie de l’individu est scandée par un certain nombre de répétitions dont certaines sont massives et visibles à l’œil nu, alors que d’autres sont insidieuses et peuvent être d’autant plus nocives.
Il a surtout pu mettre en évidence une « compulsion » à répéter des scènes pénibles, douloureuses, traumatiques, en contradiction fondamentale avec les exigences du principe de plaisir. Ce qu’il appelle désormais « automatisme » ou « contrainte de répétition » a la force de rendre caduc le principe de plaisir et d’imposer son règne à la psyché. Il y reconnaît l’agent principal intervenant dans la constitution du symptôme.
Son souci est d’abord clinique, puisque « l’automatisme de répétition » devient une sorte d’architecte du tableau clinique ; thérapeutique ensuite, puisque la psychanalyse vise avant tout, à réduire la contrainte de la répétition devenue trop autoritaire, voire tyrannique.
L’apport majeur de Lacan consiste à reconnaître dans l’automatisme de répétition une forme de jouissance, qu’il qualifie de « jouissance de l’Autre », sous la férule de laquelle vit un grand nombre d’individus et contre laquelle la plupart des formes de psychothérapie se révèlent être largement inefficaces. Ce sont en effet, ses échecs thérapeutiques ou l’enlisement de ses cures qui ont suggéré à Freud l’hypothèse d’une compulsion à la répétition, d’une instance donc plus originaire que le principe de plaisir.
Celui-ci n’est pas destitué pour autant, mais reprend ses droits en tant que régulateur du rapport à la jouissance, dont la propension à l’excès est le mieux illustrée par l’addiction, quelle qu’elle soit. Elle vise à subvertir, contourner, contrecarrer cette limitation par le principe de plaisir qui en impose à la jouissance. Le drogué se sert de toutes les formes de ruses et de mensonges, adressés surtout à lui-même, pour parvenir à sa fin, celle de jouir sans entraves. C’est à ce propos que Freud émet l’hypothèse d’une « pulsion de mort », pour illustrer ce processus autodestructeur qui peut conduire certains jusqu’à la mort.
[1] André Michels est psychiatre et psychanalyste, membre d’Espace analytique. Il a publié chez Eres, Les limites du corps, le corps comme limite et Actualité de l’hystérie.