A la Recherche du bonheur
“ Bonheur, je ne t’ai reconnu
Qu’au bruit que tu fis en partant “
Raymond Radiguet
La tyrannie du bonheur
“ Le bonheur si je veux ” , prônait le célèbre slogan du Club Méditerranée à la fin des années 80. Avec le règne de l’individualisme, il faut s’épanouir, se faire plaisir, lâcher prise, ne rien se refuser, ne pas rencontrer de limites, consommer, profiter, kiffer, développer son potentiel, garantie de la réussite, qui passe nécessairement par la possession et l’apparence. Aujourd’hui, désirer c’est gérer. On gère son budget, ses vacances, sa famille, ses enfants, son corps, ses émotions et sa consommation d’alcool et de drogues. “ Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ” ? chantait Charles Trenet. “ Qu’est-ce qu’on attend pour paraître heureux ” ? chantonnent Facebook et Instagram où la promotion de l’image du bonheur est devenue un idéal impérieux et persécutant.
Être heureux, est-ce avoir ce que les autres ont ou paraissent avoir ? Le bonheur serait-il principalement de l’ordre de l’imaginaire ?
Ainsi, une “ science du bonheur ” a vu le jour qui nous invite à cultiver notre bien-être et à “positiver ” les évènements qui surviennent dans la vie et dans le monde. Aujourd’hui, nous assistons à une augmentation pléthorique d’ouvrages publiés sur la “ science ” et
l’ “économie” du bonheur. La popularité des cultures thérapeutiques et des discours de “self-help “ ( ou aide à soi-même) s’inscrivent également dans ce tournant : il existe aujourd’hui d’innombrables publications et séminaires qui dispensent des conseils, des
“ recettes ” sur la manière de trouver le bonheur, en s’appuyant sur des savoirs diversifiés, notamment la “ psychologie positive ” dont le bras armé est l’américain Seligman.
Il est désormais habituel de mentionner l’« industrie du bonheur » : le bonheur serait tout à la fois produit et consommé par le biais de ces publications, accumulant de la valeur comme une forme de capital. L’industrie du bien-être est florissante et aussi très lucrative. Les livres et CD de “ développement personnel ” , homologués comme “ techniques du bonheur ”, rencontrent grâce à leur titre racoleur un vif succès. Le signifiant “ bonheur “ sur une couverture de livre est un argument de vente significatif.
Eva Illouz, sociologue, et Edgar Cabanas, docteur en psychologie, dénoncent dans un essai au titre évocateur, Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies,[1] l’injonction qui nous est lancée d’être heureux. Selon cette logique, les insatisfaits seront regardés comme des “ incapables” . Du droit à la santé, nous sommes passés au devoir d’être heureux. De fait, à ce jour, le bonheur est devenu un impératif social. Ne pas être heureux, résulte d’un choix : celui qui est malheureux est en tort. Il serait de notre responsabilité de développer notre “ capital bonheur “, puisque ce dernier sommeille en nous.
Ainsi, fleurissent non plus des psys mais des coachs de vie, coach conjugal, coach de start-up, coach de carrière, etc…le tout relayé par des émissions de télévision, de radio, des blogs, des applications pour téléphone et même des “ retraites zen “ , où on apprend à “être positif au quotidien” . Selon les auteurs, “ il n’y aurait donc jamais de problème structurel, politique ou social, mais seulement des déficiences, des dysfonctionnements psychologiques individuels à traiter et à améliorer…..La tyrannie du bonheur fait en effet peser sur le seul individu le poids de son destin social. Celui qui n’y parvient pas et déplore son impuissance témoigne d’une incapacité ou d’une faiblesse coupable “.[2]
Alors, c’est quoi le bonheur? Un concept, une expérience, une idée, une utopie,
une “ arnaque ”, un mirage ? un “ long dimanche de fiançailles ” ?
“ Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite. Le bonheur est dans le pré, cours-y vite. Il va filer” , chante le poète.
Et pourtant, le patient qui vient s’adresser à un psychanalyste, qu’attend-il de lui, sinon le bonheur. Il veut devenir heureux et le rester. Rien de moins.
Mais qui pourrait prétendre apporter le bonheur ? Qui pourrait le promettre, sans se vivre comme un marchand d’illusions, un “ orthopédiste ” du bonheur ? Débarrassé de ses symptômes, le patient s’en trouve t-il plus heureux ? Rien n’est moins sûr.
Les “ techniques du bonheur ” selon Freud
Freud aborde la notion de bonheur en 1930 dans Malaise dans la civilisation[3]. Cet essai
“ traite du bonheur, de la civilisation et du sentiment de culpabilité ”[4]. C’est un truisme de dire que l’homme aspire au bonheur, veut être heureux et le rester; mais il semble “ que rendre l’homme heureux ne s’inscrit pas dans le dessein de la “ Création “[5] . D’ailleurs, ce “ principe de plaisir ” est menacé d’un triple point de vue : du corps propre, sujet à la maladie et à la souffrance; de l’hostilité du monde extérieur, plein d’embûches et de sources de nuisance; et enfin et surtout, de l’insatisfaction que lui procurent les relations avec les autres. Le sujet est malade de l’autre qui se met en travers de sa route et “rationne” son “ bonheur ”.
Comment l’homme peut-il dès lors rencontrer le bonheur, puisque sa condition humaine le porte sans cesse vers de nouveaux désagréments, d’autres malheurs ? Le sujet est en perpétuel conflit entre le but de la pulsion, qui est la satisfaction, et le mur de la réalité auquel il se confronte. Pour pallier à cet “ impossible “ bonheur et éviter le déplaisir, le sujet se sert de “méthodes” par lesquelles “ les hommes se sont efforcés d’obtenir le bonheur et de tenir à distance la souffrance ”[6]. Freud énumère tout un arsenal de “ techniques du bonheur “ pour essayer de se détourner de la souffrance. Il évoque le travail, le délire, les “briseurs de soucis” que sont les drogues et l’alcool, la sublimation, la religion, l’art et – last but not least – l’amour, le paradigme de la promesse de bonheur.
De son côté, Lacan constate que “ le bonheur, dans presque toutes les langues, se présente comme en termes de rencontre. Il y a là quelque divinité favorable. Bonheur, c’est aussi pour nous augurum, un bon présage, et une bonne rencontre“[7]. Il s’agit souvent de la rencontre amoureuse, avec ses corollaires : aimer et être aimé. Dans l’inconscient collectif, elle est synonyme d’accomplissement de bonheur, sauf à y retrouver la douleur ( deuil et abandon) et ses sempiternelles turbulences du désir, comme dans l’infidélité.
Néanmoins, ces “ satisfactions compensatoires “[8] que propose la culture, s’avèrent contraignantes et apparaissent vite comme autant de limites à la recherche du plaisir.
Freud en conclut qu’il y a “ beaucoup de voies qui peuvent conduire au bonheur tel qu’il est accessible aux humains, mais aucune qui y mène en toute certitude “[9].
Le bonheur “ n’est possible, par nature, qu’en tant que phénomène épisodique “[10]. Au final, Il en revient à chacun de chercher la façon dont il peut devenir heureux.
Le refus du bonheur
Le bonheur se heurte à des limites mais il n’est pas remis en cause pour autant. Il est recherché mais peut à l’occasion être mal supporté. Comment se fait-il qu’un sujet qui vise la satisfaction n’en supporte pas l’accomplissement ? Le sujet vit un bonheur tranquille, une vie “ pépère “ à l’abri des tracasseries matérielles et sentimentales; il a “ tout pour être heureux ”, ne “ manque de rien ” et pourtant “ ça suffoque, ça angoisse, ça déraille “.
“ Cette tiède sensation de bien-être “[11] , sans variations ni arythmie peut se transformer en une longue suite de beaux jours[12] et peut créer alors un sentiment paradoxal d’insupportable puisque “ nous sommes ainsi faits que nous pouvons seulement jouir fortement du contraste et très peu de l’état lui-même “ [13]. Le sujet ne peut- t-’il donc vivre que dans le
“ clair-obscur “ où règnent la discontinuité et les variations d’intensité ?
Que penser de ceux qui échouent au moment d’avoir franchi triomphalement la ligne d’arrivée ? De ceux qui tombent malades “ au moment où un désir, intimement fondé et longuement nourri, est parvenu à son accomplissement “ [14]? .
Selon Freud, ceux qui échouent devant le succès “ ne supporteraient pas leur bonheur ”[15]. Comble du paradoxe d’un sujet qui “ s’effondre après avoir atteint le succès, pour lequel il avait lutté avec une énergie imperturbable “[16] . Le voilà confronté à une dépression réactionnelle au moment de l’accomplissement d’un désir longtemps convoité mais refusé par “ des forces émanant de la conscience morale “ qui lui interdisent tout bénéfice. Ces
“ tendances justicières et punitives” chez un sujet ne sont autres que la culpabilité “ qui le frustre de la jouissance “[17]·. Tout se passe comme si le fantasme ne supportait pas son accomplissement et se nourrissait de sa frustration.
Nous laisserons le mot de la fin au dramaturge Ibsen qui fait dire à Rebecca dans la pièce de théâtre, Rosmersholm : “ Ce qu’il y a d’horrible, c’est que le bonheur est là, la vie m’offre toutes ses joies et moi, telle que je suis maintenant, je me sens arrêtée par mon propre passé ”.
[1] Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Ed Premier parallèle, Paris, 2018.
[2] Ibid
[3] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Petite Bibliothèque , Ed Payot et Rivages, Paris, 2010.
[4] Henri Vermorel, Madeleine Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondances, 1923-1936, Paris, Puf, 1993, p.308.
[5] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Petite Bibliothèque , Ed Payot et Rivages, Paris, 2010, p 61
[6] Ibid p
[7] Jacques Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Ed Seuil, Paris, 1986, p. 22.
[8] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Petite Bibliothèque , Ed Payot et Rivages, Paris, 2010, p 61
[9] Ibid p 75
[10] Ibid p 61
[11] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Petite Bibliothèque , Ed Payot et Rivages, Paris, 2010, p 61
[12] Goethe : “ Rien n’est plus difficile à supporter qu’une suite de beaux jours “, “ ce qui est sans doute un peu exagéré” rajoute Freud.
[13] p 61
[14] Cf. Freud S., « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio, 1985, p. 146-147.
[15] Ibid, p 147.
[16] Ibid, p 149
[17] Ibid p 160