« Peut- être que dans l’ombre rôdent déjà des géants, dont nous ignorons tout encore, prêts à s’asseoir sur les épaules des nains que nous sommes »
Umberto Eco, Sur les épaules des géants
Enjeux de l’exil : ouvertures pour la clinique, défis pour la politique
Ilaria Pirone, Jean-Jacques Tyszler, Olivier Douville
Dans Psychologie clinique 2022/1 (n°53), pages 7 à 9
La mondialisation du marché et les violences des conflits et des guerres civiles sont deux facteurs propices à la circulation des personnes hors de leur pays d’origine, à la recherche pour beaucoup d’entre eux d’un lieu d’asile où la survie soit possible.
Le terme de « réfugié » – dans le sens que donne à ce mot la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, désigne la personne qui a dû quitter le pays où elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle, redoutant avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance communautaire, de sa religion, de son appartenance à telle ou telle minorité, ou, en raison de cette crainte, ne pouvant se réclamer de la protection de ce pays ou y retourner. Les personnes essayant d’obtenir le statut de réfugié sont appelées demandeurs d’asile. Les demandes d’asile faites dans les pays industrialisés se fondent le plus souvent sur des critères, des motifs politiques et religieux.
D’après les chiffres du Haut-Commissariat aux Réfugiés, nous savons qu’en 2015, furent dénombrés 16,1 millions de réfugiés dans le monde. En 2016, 60 millions de personnes dans le monde furent forcés de quitter leurs maisons, 60% de plus que la décennie précédente. La majorité des réfugiés a moins de 18 ans, il y a plus de femmes que d’hommes. Cette migration est un phénomène d’une ampleur sans précédent qui va s’établir sur la longue durée. Selon les lois, les réfugiés ont des Droits. La loi du 29 juillet 2015 réformait l’asile, celle du 7 mars 2016 le séjour des étrangers.
On mesure alors à quel point les enjeux de la clinique sont interrogés par la politique. Les dispositifs cliniques sont aussi tributaires de la façon dont les thérapeutes et les autres professionnels qui y travaillent prennent position par rapport aux discours dominants à propos de l’immigration, des réfugiés, des « sans-papiers », et de la précarité. Le Réel de la clinique est dépendant de la manière dont est désormais institutionnalisée la santé mentale et dont sont appliqués les critères de normativité qui redéfinissent la souffrance psychique et sociale.
Les cliniques de l’exil étant de plus en plus des cliniques confrontées à la réalité des exclusions et des déracinements violents, elles ne peuvent pas être traitées strictement d’un point de vue inter ou intra culturel. Le fait d’infléchir la notion d’écart culturel ou d’étrangeté culturelle à toute rencontre entre un dispositif de santé et les personnes dites « étrangères » qui lui sont adressées revient à méconnaître avec un certain acharnement la façon dont les modes de vie, d’espérer, voire de souffrir de bien des exilés ne se réduisent pas à des compromis entre modernité et tradition, mais renvoient à la dimension de la légitimité d’exister et de trouver des points d’accueil dans nos institutions.
Dans l’accueil des « sujets de l’exil » (nous avons fait le choix de ne pas utiliser le terme « migrants »), petits et grands, nous ne centrons pas les questions par le culturel, ni par le traumatisme, sans pour autant méconnaître bien entendu ces deux piliers de la psychopathologie. Nous proposons une lecture frappée du « pas toute » ou « pas tout », chers à Jacques Lacan et respectueuse du fait que s’exiler est aussi s’ouvrir à une dimension d’altérité dont il convient de prendre soin. « Le pas tout traumatisme » est un de nos fils rouges dans l’écoute et les propositions institutionnelles pratiques qui en découlent, que nous proposons de mettre au travail dans ce dossier. D’où la nécessité de ré-interroger les possibilités de métamorphose de l’imaginaire de soi. Elles sont liées aux potentiels de la narrativité, au fait de s’entendre et de s’énoncer dans le tissu des mythos et des épos qui ravivent une mémoire et redonnent un accueil. Travailler au retissage de l’imaginaire narratif est encore une autre de nos propositions pour ce dossier.
Accompagner et aider une personne à la reconstruction des figures d’altérité et des topos de dialogue est certes un processus thérapeutique, mais c’est aussi œuvrer dans le sens d’une résistance à ces montées en puissance des rétrécissements identitaires, à la généralisation des clivages entre nous et les autres, et à la passion grandissante pour les frontières.
C’est bien parce que le politique produit des nouvelles formes de ségrégation et met à mal l’intime, que la reconstruction d’un espace d’interlocution psychique, entre la personne et ses thérapeutes, mais également au sein des altérités internes, est un mouvement de refus de la banalisation des exclusions matérielles et psychiques d’un nombre croissant de femmes, d’hommes et d’enfants. Certaines mises à nues de la condition humaine sont là pour nous rappeler les effets du politique dans la vie psychique inconsciente. Quel effet sur les générations ?
Tisser les conditions d’un « Lieu », resituer du collectif, reste un impératif face à des détresses difficiles à recevoir dans un transfert solitaire.
La clinique de l’exil est une clinique feuilletée, mêlant assurément une dimension traumatique ou post traumatique ; des deuils confinant parfois au mélancolique ; des éléments de défection fantasmatique non réductible au trauma ; une déchirure entre honte et culpabilité ; des pannes de la faculté à faire récit.
Les exils forcés nous enseignent sur notre exil de structure, et à partir de cette division, nous pouvons écouter et accueillir l’« ouvert » du travail psychique d’exil. Le travail analytique prend appui sur ces niveaux différenciés pour les nouer.
Pour les cliniques de l’exil, un état des lieux s’impose. Comment les équipes d’accueil et de soin réagissent-elles face à ces nouvelles donnes ? Qu’inventent-elles ? Quels obstacles rencontrent-elles ? Comment les tentatives de « gestion » des demandes d’asile ré-interrogent l’application des lois et bousculent le droit ? Faut-il, ou pas, faire le choix de travailler avec des interprètes ? Comment penser la question de la traduction ? Quelle hospitalité psychique pouvons-nous construire avec ces personnes ? Comment ces cliniques remanient certaines catégories métapsychologiques ?
Ce dossier sera composé d’articles, d’entretiens et de « notes de terrain ». Il regroupe des contributions de professionnels divers : enseignants, historiens, médecins, sociologues, juristes, psychologues et psychanalystes, tous engagés dans des pratiques de terrain.