Temps et temporalités de l’enfant en psychopathologie par Jean-Jacques Tyszler[1] et Ilaria Pirone[2]

Du 6 au 8 juillet 2022 a eu lieu le 95ème congrès national de l’association générale des enseignants des écoles et classes maternelles publiques. Cette année, le congrès a orienté sa réflexion sur « le temps de l’enfant ».

De nombreux spécialistes de la petite enfance ont apporté leur contribution, riche d’enseignement.

La conférence de Jean-Jacques Tyszler, psychiatre et psychanalyste au sein d’un CMPP, apporte un éclairage clinique sur le développement et la psychopathologie de l’enfant.


La construction de la subjectivité de l’enfant est scandée par de grands moments structurants qui accompagnent le développement de l’enfant. Le plus souvent beaucoup de ces étapes sont franchies avant l’entrée en maternelle, mais il peut arriver que des temps singuliers qui sont au travail chez l’enfant petit requièrent parfois des aides spécifiques.

Le fameux « stade du miroir »

Ce moment où l’enfant petit, dans les bras d’un adulte, tous les deux face à un miroir, se reconnaît lui- même, son image et son corps, dans le regard de cet adulte qui le porte. Dans un sourire partagé, s’inscrit cette grande découverte. L’enfant regarde l’adulte qui l’admire au miroir et dans ce moment de jubilation, cette image c’est bien lui, ce corps c’est bien le sien, quelle conquête !

Le temps de la pulsion

Que par la bouche passent la parole, l’air et les aliments semble une banalité, mais ce que l’on appelle « l’oralité » n’est pas toujours harmonieusement acquise chez le petit et peut suivre différents destins. Il en va de même pour le regarder-voir et la motricité plus en général…

Le petit de l’homme n’est pas simplement un être d’instincts : dès les premières satisfactions des besoins vitaux le nourrisson fait l’expérience du plaisir en partage avec la personne qui apporte les premières réponses à ses besoins.

Ces expériences primordiales tracent ce qui est appelé le circuit pulsionnel nécessaire pour la subjectivation du corps de l’enfant. Porter à ses lèvres une petite fraise des bois, sans l’écraser et en en goûtant la saveur, nécessite une coordination complexe, qui va de soi la plupart du temps, mais qui peut réclamer des aides thérapeutiques si besoin en est.

Le dispositif des groupes d’observation qui se tient dans notre unité fait travailler l’enfant petit sur ce versant de la pulsion et de son accordage à l’ensemble du champ de la représentation par l’intermédiaire d’un espace thérapeutique dédié, avec des objets choisis comme l’eau et le sable.

Le travail avec ces objets permet de créer des ébauches du continu et du discontinu, prémisses de la capacité de l’enfant de représenter l’absence de l’autre et de la supporter. Un petit groupe d’enfants de l’âge des maternelles y retrouvent régulièrement une psychologue clinicienne, une psychomotricienne et une orthophoniste : spécifier la pulsion et la nouer aux autres pulsions est un travail d’équipe !

Le temps du fantasme

Le fantasme n’est pas un gros mot ou un vilain mot propre à la psychanalyse.

Dans les plus petits âges le champ de l’enfant se sexualise par ce qu’il perçoit tout simplement du monde qui l’entoure, ce qu’il voit ou entend, imagine aussi bien.

Freud nomma « Œdipe » cette période décisive dans la maturation et l’anticipation des aléas du désir et de l’amour. Il ne faut pas caricaturer la découverte de l’inconscient : chaque enfant ne rêve pas de tuer son père, mais néanmoins la nuit est précocement peuplée de fées et de monstres, de tout un monde de fantasmagories, parfois assez crues, comme dans les contes.

Les phobies sont l’exemple d’une défense très commune contre cette sexualisation de la vie : phobie des espaces clos ou trop ouverts, phobies des animaux, phobies dites scolaires…

Les pionnières de la psychanalyse de l’enfant, comme Mélanie Klein pour l’École Anglaise ou Françoise Dolto en France, interprétaient directement les motifs refoulés de l’enfant, souvent par l’intermédiaire du dessin pour F. Dolto et du jeu pour M. Klein.

La pratique est peut-être aujourd’hui moins centrée sur la question du fantasme du fait que trop vite le jeune peut désormais avoir accès à des scènes par trop réalistes.

Remettre un peu de voile et de poésie à l’endroit de la sexualité humaine ne remet pas pour autant en cause l’importance de ce temps fondateur pour toute la vie. C’est pourquoi, il y a une vraie rencontre entre l’inconscient de l’enfant et celui du praticien.

Le temps de l’animisme magique

L’enfant de maternelle vient souvent accompagné de son « doudou ».

Ces compagnons imaginaires, qui font lien entre les différents mondes de l’enfant, sont un temps extraordinaire de la vie psychique : l’enfant leur confie dans le secret ses joies et ses peines, il leur chante des chansons et peut les punir aussi à l’occasion.

Ce temps d’un animisme de complicité avec les animaux de proximité également est tout simplement magique à constater et l’on peut se demander à quel âge vient-il à disparaître complètement ? Peut-être jamais ! Peut-être gardons-nous dans le meilleur des cas cette trace d’une relation enchantée au monde, aux êtres visibles et invisibles, à la nature indomptée.

C’est pourquoi il ne faut pas dire trop vite d’un enfant qu’il est dans les nuages ou dans la lune : car c’est lui qui nous montre cette fenêtre sur l’au-delà de l’univers connu, le non encore vu ni entendu, le non encore traduit…

L’enfant de maternelle commencera à apprendre les petites lettres et les chiffres pour symboliser son réel, mais sans cet imaginaire le chemin lui sera trop aride, desséché. L’animisme magique est le temps d’une spiritualité qui n’est ni religion ni croyance au sens propre. C’est un trésor à l’adresse de l’adulte qui sait recevoir autant que donner.

Le temps des récits

Lié à cet imaginaire magique vient celui narratif des récits.

Comptines, chansons, légendes et mythes : ce registre de la temporalité trouve tout son déploiement au début de la scolarité.

Faire récit de notre vie, de ce qui l’entoure, des êtres chers, des rencontres, des impossibles à concevoir… C’est un temps crucial et souvent mis à mal par les circonstances familiales et sociales, les deuils et les traumatismes, les exils, mais aussi l’exposition en continue aux écrans.

Nous avons créé depuis quelques années dans notre CMPP un atelier de lecture des grands mythes grecs, réunissant des enfants de toute origine, toute langue, toute confession, et tout motif de suivi aussi.

Les enfants retrouvent dans ce moment choisi la force de faire récit alors que leur mémoire s’est trouvée accablée ou brisée par des événements souvent tragiques de la vie.

Le Mythe dit et redit inlassablement que la destruction ne gagne pas sur la vie : Éros et Thanatos sont liés et il faut poursuivre… Poursuivre le récit, la destinée.

La jeunesse peine à faire aujourd’hui récit et on ne peut les en accabler tant la période est difficile, et l’horizon obscurci. Elle s’adresse aux adultes, aux éducateurs, aux enseignants : avons-nous le droit d’une utopie, d’un avenir délivré d’autant d’incertitudes ?

Le temps des identifications

La psychanalyse préfère dire « les identifications », plutôt que l’identité, terme qui permet de souligner le processus de construction toujours tout au long d’une vie.

L’enfant porte avec lui tout l’espoir de la filiation et la transmission de ce qu’on appelle l’identité : une langue, un pays, des racines, une communauté…

Mais il n’y a pas que les parents ou les familles qui détermineront le destin : des traits d’identifications sont prélevés à chaque fois qu’une rencontre en est une vraie. L’enseignant(e) de maternelle est souvent source d’un processus d’identification, car elle/il ouvre à des connaissances qui ne sont pas un savoir privé et c’est un temps là aussi essentiel. Chacun de nous peut raconter comment dans sa scolarité une rencontre précieuse a fait tournant.

D’autres registres de la temporalité existent, mais nous avons fait le choix de lister ceux qui pourront guider les enseignant(e)s dans leur mission complexe d’accompagnement des enfants au quotidien.


[1] Psychiatre, Directeur du CMPP de la MGEN, membre du conseil scientifique de

[2] Maître de conférences en sciences de l’éducation, psychologue clinicienne.