« L’envie c’est la douleur de voir autrui posséder ce que nous désirons, la jalousie, de le voir posséder ce que nous possédons »
Diogène de Laërce
Sous le regard de l’envie
Définition du mot
Qu’est-ce que l’envie ? L’envie c’est cette patiente qui raconte s’être retrouvée dans la salle de bain avec une amie et d’avoir enviée son corps athlétique et sa peau bronzée. L’envie, c’est aussi de regarder la vie des autres sur les réseaux sociaux et de trouver la sienne insipide et routinière. Une patiente disait en séance : « Les autres partent dans des lieux paradisiaques, à l’autre bout du monde, alors que moi, je passe toutes mes vacances en Bretagne à m’ennuyer comme un rat mort. »
L’envie est polysémique. Dans le dictionnaire Le Petit Robert, l’envie est définie par :« Le sentiment de désir mêlé d’irritation et de haine qui anime quelqu’un contre la personne qui possède un bien qu’il n’a pas ».
C’est aussi « Le désir de jouir d’un avantage, d’un plaisir égal à celui d’autrui. » Ce qui le cas échéant, peut provoquer une rivalité afin de détruire le bonheur de l’autre. C’est également ressentir « le besoin de », « ne pouvoir s’empêcher de » : j’ai envie de manger, je ne peux pas m’empêcher de manger. C’est aussi le : « j’ai envie de toi » du désir érotique.
Ce sont aussi ces envies irrépressibles et bizarres des femmes enceintes et auxquelles la croyance populaire attribue les taches de vin ou angiomes sur la peau du bébé. Envies, ce sont encore « ces petits filets de peau autour des ongles ».
L’envie, un affect social
Le mot envie provient de l’étymologie latine invidia qui signifie jalousie, haine, hostilité. La déesse Invidia représente la version latine de la déesse grecque Némésis qui signifie « répartir équitablement ». Le verbe correspondant, in-videre, signifie « regarder quelqu’un de travers, avec méfiance ou rancune ». Le rapport avec « le mauvais œil » confirme le rôle du regard, d’un regard avide et malveillant.
Ajoutons également que le sentiment d’envie est condamné dans toutes les religions. Par exemple, dans la Bible chrétienne, l’envie figure parmi les sept péchés capitaux. Elle est souvent assimilée au mal, au diable. Ainsi, dans l’iconographie du Moyen Âge, l’envie, considérée comme un péché, est symbolisée par le serpent. La littérature, la philosophie, la théologie, les proverbes et les contes ont la plupart du temps condamné ce sentiment et n’y ont vu principalement que l’aspect destructeur, haineux et honteux.
D’ailleurs, l’envie avance souvent masquée, elle est dissimulée autant vis-à-vis des autres qu’à ses propres yeux. Ceci étant, le sentiment d’envie demeure constitutif du lien social à l’instar de la jalousie, puisqu’il nécessite l’existence d’un Autre. De ce fait, l’envieux ne peut le devenir si l’Autre n’existe pas.
Mon « prochain » comme on l’appelle, est potentiellement un envieux en puissance, autant je peux l’être de lui, de sorte que l’envie constitue une donnée fondamentale et universelle de la condition humaine.
Distinction entre jalousie et envie
Dans le langage courant, la jalousie est souvent associée et confondue avec l’envie. En revanche, il est très rare que la jalousie soit décrite comme de l’envie.
La théorie psychanalytique a depuis longtemps reconnue l’envie. Freud parle pour la femme de « l’envie du pénis ». Plus près de nous, Mélanie Klein a fait de l’envie le nerf de sa pratique et la définit comme : « Le sentiment de colère qu’éprouve un sujet quand il craint qu’un autre ne possède quelque chose de désirable et en jouisse. L’impulsion envieuse tend à s’emparer de cet objet et à l’endommager.1 ».
L’envie, selon elle, intervient dès la naissance et se manifeste lors de la première relation avec la mère. Le sein nourricier, premier objet de l’enfant, est source de nourriture, de vie et d’amour pour lui.
Mélanie Klein distingue l’envie de la jalousie : « La jalousie se fonde sur l’envie, mais alors que l’envie implique une relation du sujet à une seule personne et remonte à la toute première relation exclusive à la mère, la jalousie comporte une relation avec deux personnes au moins et concerne principalement l’amour que le sujet sent comme lui étant dû, amour qui lui a été ravi — ou pourrait l’être — par un rival. Selon l’idée commune, la jalousie est le sentiment qu’éprouve l’homme ou la femme d’être privé de la personne aimée par quelqu’un d’autre.2 »
Au final, l’envie renvoie au désir et à la jouissance que l’autre éprouve de l’objet convoité ; la jalousie à la frustration d’une demande d’amour. Ainsi, l’envie comme la jalousie renvoient à un manque, mais autrement.
A ce propos, Lacan a traité de l’envie à la faveur d’une phrase des Confessions de Saint Augustin qui décrit une scène de jalousie teintée d’envie : « J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait.3 »
Devant quoi pâlit le sujet, se demande Lacan ? La pâleur de l’enfant, suggère-t-il, exprime « l’image d’une complétude qui se referme4 ». C’est la complétude qui est visée dans l’envie, non que le sujet veuille se nourrir. L’enfant, en observant son frère au sein de la mère, prend la mesure, de ce qu’il a connu et voudrait encore avoir. Cependant, il se sent à jamais exclu de la jouissance de l’autre qui lui est inaccessible.
Dès lors, ce qui se révèle à lui c’est « son manque fondamental ». Ce n’est plus lui qui connaît ce moment de plénitude qui comblait alors la mère. Il jette un regard empoisonné, un « regard qui tue », remplit d’une jalousie envieuse vers cet autre enfant qui a usurpé sa place auprès de la mère.
C’est en cela qu’il passe de l’envie qu’on dévore des yeux à la haine qui vous sort par les yeux. Selon Lacan : « Dans cette expérience, naît la première appréhension de l’objet en tant que le sujet en est privé. » Cet objet cause du désir, en l’occurrence le sein de la mère, est à jamais perdu. L’enfant, puis l’adulte, n’auront de cesse de chercher à le retrouver dans tout autre objet susceptible de répondre à son manque.
Lacan en conclura que « L’objet du désir de l’homme est essentiellement un objet désiré par quelqu’un d’autre.5 »
Les motifs de l’envie
Voir, être vu, être bien vu, être m’as-tu-vu, donner-à-voir, dévoiler… L’injonction à la visibilité n’a jamais été aussi prégnante dans notre société ultra-moderne où l’individu étale au grand jour ce qui était caché hier. A la faveur des réseaux sociaux, ce nouvel eldorado narcissique, l’individu peut offrir sans pudeur aucune, le spectacle de son « extimité6 ». On peut y voir notamment, cet autre motif de l’envie qui se joue surtout entre femmes : la beauté et la minceur.
Et sur ce registre-là, la femme est prête à miser gros pour montrer qu’elle est désirable pour la jouissance sexuelle. Que l’on ne s’étonne pas que ce festival d’exhibitions de femmes féminines, belles, minces, bronzées et musclées provoquent l’envie et la rivalité des autres femmes, qui elles ne correspondent pas nécessairement aux canons de la beauté enviable et désirable mais qui néanmoins, y aspirent au fond d’elles-mêmes.
Est-ce-que ce déploiement de mascarade, de parures et d’emblèmes de la féminité que nous scrollons sur nos écrans, ne révèle pas en quelque sorte une inquiétude que peut ressentir une femme d’échouer à être féminine, alors que de leur côté : « les hommes redoutent d’être impuissants7 » ?
Dans un monde où « se montrer, c’est exister », que devient dès lors la force ravageante de l’envie ?
Le spectacle du « bonheur » de l’autre a la fâcheuse tendance à exalter notre manque. Comment ne pas convoiter le « bien d’autrui », cet objet de jouissance de l’autre qui semble le combler ?
A ce propos, Lacan indique que le sujet tend à : « se référer toujours à l’autre comme à quelqu’un qui, lui, vit dans l’équilibre, est en tout cas plus heureux que lui-même, ne se pose pas de questions, et dort sur ses deux oreilles.8 ». Il ajoute que le sujet pense que ce registre de la jouissance n’est accessible qu’à l’autre. Cette « béance humaine », comme il l’appelle, la langue allemande la nomme Lebensneid, qui peut être traduit par ressentiment mais qui littéralement signifie « envie de la vie ».
Ce n’est pas une jalousie ordinaire, dit-il. Elle surgit au moment où l’autre paraît peu ou prou : « …participer d’une certaine forme de jouissance, de surabondance vitale 9». Dès lors, le sujet peut soit transformer cette envie en émulation, en désir de faire comme lui, soit en ressentir une espèce de haine en le rabaissant. Cette dévalorisation de l’autre peut se muer en « joie mauvaise », selon l’expression de Nietzsche.
L’envieux est confronté à ce quelque chose qui lui semble impossible à appréhender pour lui-même mais qu’il aimerait peut-être atteindre un jour. D’où un sentiment de frustration ou d’injustice face à cet autre qui offre l’image d’une jouissance pleine : « Pourquoi lui et pas moi ? » ou « Pourquoi l’autre dispose-t’-il d’une vie que je n’ai pas? »
Si : « Comparer c’est potentiellement envier10 », comme le souligne le sociologue Helmut Schoeck, le poison de l’envie n’est-t-il pas en partie exacerbé dans la surveillance que les individus exercent les uns sur les autres?
La révolution numérique et en particulier les réseaux sociaux nous confrontent plus que jamais à un culte de la visibilité où il s’agit de se distinguer de son voisin, afin « de se croire Un à l’échelle du monde…Se croire Un est le ressort de la passion narcissique. 11»
Dans le contexte d’une époque hypernarcissique, l’envie a encore de beaux jours devant elle.
1 Mélanie Klein, Envie et gratitude et autres essais, Ed Gallimard, Paris 1975.
2 Ibid
3 Saint Augustin, Confessions, t. I : Livres I-VIII, Paris, Les Belles Lettres, 2020 (1ère édition : 1925).
4 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire livre XI, Ed Seuil, 1973, p.106.
5 Jacques Lacan, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, in Autres écrits, Ed Seuil, Paris 2001.
6 Néologisme inventé par le psychanalyste Jacques Lacan à la fin des années 1960 qui signifie exposer son intimité.
7 Piera Aulagnier in Le désir et la perversion, Ed du Seuil, Paris, 1967, p. 82.
8 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Ed Seuil, Paris 1986, p.278.
9 Ibid, p.278.
10 Helmut Schoeck, L’envie, une histoire du mal, Ed Les Belles Lettres, Paris 2019, p.297. 11 Eric Laurent, Jouir d’internet : Internet avec Lacan, La cause du désir n°97, Ed Navarin, p.12.