Un acte manqué : les pertes d’objets
Objet es-tu là ?
La femme s’apprête à acheter ce manteau qu’elle a longuement convoité depuis des semaines, le trouvant quand même un peu cher, mais il lui va si bien, elle se sent tellement belle dedans. Elle se rend à la caisse et au moment de payer, sa carte bleue n’est plus dans son porte-monnaie.
Qui ne connaît ces petites étourderies, distractions de la vie courante ? Je sors de chez moi, j’oublie mes clés. Je perds mes papiers d’identité la veille d’un départ en vacances. J’oublie de mettre le réveil, alors que j’ai un rendez-vous important le lendemain matin.
Depuis Freud et son ouvrage, Psychopathologie de la vie quotidienne, la psychanalyse donne les clés pour décoder ces « perturbations » bien concrètes, ces « ratés » de la vie quotidienne : maladresse, étourderie, méprise, erreur de lecture ou d’écriture, oublis momentanés de noms et de projets, lapsus, perte d’objet et symptômes de toutes sortes. Freud, les désignent par le nom générique d’actes manqués.
Ces « dysfonctions » apparemment fortuites et banales relèvent de cette logique de l’inconscient et du refoulement qui viennent en quelque sorte déjouer la surveillance de la conscience.
Pourquoi cette femme ne retrouve plus sa carte bleue alors qu’elle était sûre de l’avoir mise dans son porte-monnaie ? Il s’agit là d’oublis qui contrarient la bonne marche du quotidien mais en général la plupart d’entre nous diront : « Bon voilà il y a des raisons, je suis fatigué(e), je suis préoccupé(e), je pensais à autre chose, etc. ». Ces menus incidents sont souvent attribués au hasard, à la distraction ou la fatigue, voire à un trouble de l’attention.
Or, une autre approche serait d’y voir « des actes psychiques sérieux, ayant un sens, produit par le concours ou, plutôt, par l’opposition de deux intentions différentes[1] ».
Ainsi, si je perds mes papiers d’identité la veille de mon départ en vacances : ai-je vraiment envie de partir ?
Ainsi, l’individu peut faire des choses contraires à sa volonté et s’en étonner.
Personne n’est à l’abri d’un acte manqué, il n’épargne personne.
Mais pourquoi la psychanalyse s’intéresse-t-elle à ces petits « ratés » de la vie quotidienne ? Seraient-ils autre chose que des petits accidents négligeables ?
Mais pourquoi se produisent-t-ils ? Quelle vérité se cache dans ces détails insignifiants ? Nous ne devons pas mépriser les petits signes, dérisoires en apparence d’un sujet car : « Ils peuvent nous mettre sur la trace de choses plus importantes » [2] et nous ouvrir « le meilleur accès à la connaissance de la vie psychologique de l’homme »[3].
A l’ombre de ces petites pertes d’objets, un désir inconscient peut s’accomplir, faire surgir une vérité que l’on préfèrerait ignorer.
La perte pas sans l’oubli
Clés, chapeau, lunettes, briquets, porte-monnaie, écharpe, gants, stylos, parapluies, sac, bagues, montres, colliers, boucles d’oreilles, canne, téléphone portable, carte bleue, papiers d’identité…la liste est longue de tous ces objets familiers qui font partie de notre sphère intime et personnelle à tel point que nous n’y prêtons plus attention puisqu’ils sont là, avec nous, chacun ayant une utilité, une histoire, un sens. Du reste, le service des objets trouvés dans nos grandes villes, regorge d’histoires d’objets perdus en attente de leur propriétaire, qui souvent ne viennent pas les réclamer malgré l’embarras, la valeur ou les conséquences que la perte implique
Cette propension à la perte nous renvoie à la place et au rôle que chaque objet familier joue dans notre vie psychique. Un seul objet perdu et me voilà plongé dans les abysses de la mémoire, avec la question si fréquente : on a oublié…où on l’a mis.
La perte est du côté de l’oubli et souvent, pour élucider cette énigme, il va falloir rechercher les pensées antérieures : faire le chemin à l’envers. Avec l’explication de l’oubli, Freud souligne la part active que le sujet y prend.
Une patiente raconte avoir égaré un stylo plume de valeur auquel elle tenait beaucoup. Ce stylo était un cadeau de sa soeur et la veille, cette dernière, lui avait reproché de « ne jamais donner de ses nouvelles ». Ne perd- t-on pas des objets lorsqu’on « s’est brouillé avec ceux qui les ont donnés et qu’on ne veut plus penser à eux »[4] ? Derrière la perte de ce stylo, cette femme n’a -t-elle pas déplacé son hostilité envers sa soeur ?
On perd également des objets lorsqu’ils ne trouvent plus grâce à nos yeux, et qu’on veut les remplacer par d’autres, meilleurs ou plus chers. Tel cet adolescent qui cassait malgré lui son IPhone. Ses parents lui achetaient la nouvelle version, plus performante mais aussi plus chère. Comment ne pas voir l’intention à peine masquée qui préside à cet acte manqué ?
L’inconscient de cet adolescent ne s’adresse t’-il pas à l’inconscient de ses parents, par objets interposés ?
Est-ce un simple hasard, lorsqu’une femme perd son alliance lors de son voyage de noce ? Est-ce une simple maladresse quand une femme s’entaille sérieusement l’annulaire gauche, une semaine avant son mariage ? Ce qui est étonnant c’est que l’intention refoulée (Je ne veux pas me marier) se venge par l’acte manqué, manifestation d’un désir inconscient dont elle ne voulait rien savoir. Dans cet acte manqué, c’est le retour du désir refoulé qui fait irruption et qui va à l’encontre de l’intention consciente de cette femme. L’expression directe de l’inconscient fait de l’acte manqué un discours réussi.
L’idée que les actes manqués ne sont pas que « hasard et coïncidence » mais répondent à une détermination inconsciente est désormais admise comme une banalité.
On retrouve dans la plupart des actes manqués une impression d’absurdité, que l’on retrouve également dans la formation des rêves et qui signe la présence de l’inconscient.
Néanmoins, la perte d’objet reste une manifestation de l’inconscient fréquente dans la vie quotidienne qui occasionne parfois des embarras et des contrariétés bien plus dommageables que les lapsus ou les oublis.
[1] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Ed Payot, 1961, p. 32.
[2] Ibid, p. 17.
[3] S.Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Ed Payot, Paris, 1967, p.242.
[4] Ibid, p. 43