« L’ère du toxique. Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation » de Clotilde Leguil
Histoire d’un mot
Dans son dernier ouvrage, Clotilde Leguil, psychanalyste et docteur en philosophie, en parfaite continuité avec ses livres précédents, se propose de puiser ses réflexions dans « la subjectivité de son époque ».
Dans un essai très remarqué : « Céder n’est pas consentir. Une approche clinique et politique du consentement » paru en 2021, elle explorait les ressorts du consentement dans l’existence du sujet.
Dans ce nouvel essai, elle montre en – s’appuyant sur la pensée de Freud et de Lacan, ainsi que sur des exemples littéraires (Robert Musil et Gustave Flaubert) et cinématographiques (David Cronenberg) – comment le terme « toxique » a opéré un glissement sémantique.
Si étymologiquement, le mot toxique vient du grec ancien « toxicon » qui signifie : « poison dont on imprègne une flèche » utilisé pour la chasse et la guerre, il s’avère que le toxique antique ne ressemble plus tout à fait à celui du XXIème siècle. Ainsi, le toxique est passé du registre de la guerre à celui de l’intime ; il s’inocule aujourd’hui par le biais de la parole et du langage. Selon l’auteure, il « vient dire l’excès de jouissance, en ce lieu de l’intime, depuis l’effet produit par les mots, les paroles, les discours, qui vise la pulsion de chacun. » 1 Le toxique moderne est devenu une substance qui circule entre les êtres et qui crée une angoisse.
Plus près de nous, au XIXème siècle, le toxique renvoyait aux substances toxiques, au « briseur de soucis » pour apaiser quelque chose de l’angoisse. Aujourd’hui, le mot toxique est devenu un terme à la mode au point « que tout le monde emploie sans savoir ce qu’il veut dire, ou pour désigner peut-être précisément ce qu’on ne comprend pas et qu’on nommerait ainsi par mimétisme, par contagion. Toxique… Toxique…Toxique… » 2 Aussi, l’auteure prend au sérieux ce terme qui s’est invité dans notre discours et son propos est d’en restituer la part d’étrangeté et d’interroger toute sa complexité.
Patriarcat toxique, management toxique, pouvoir toxique, amour toxique. En l’état, le mot toxique dit ce qui ne va pas, décrit l’abus de pouvoir, une angoisse face à l’autre qui force mon consentement, un amour qui disqualifie un sujet, la proximité d’un parent avec son enfant, un patron malveillant, un discours qui prend le pouvoir et vous écrase. Au final, le toxique se fait métaphore pour essayer de « dire ce qui ne va pas, ce qui cloche, ce qui nous plonge dans le brouillard 3». C’est en quelque sorte un : « Là, c’est trop ».
Mettre ce terme au travail, est une tentative de décrire le nouveau malaise dans notre civilisation où souffrance et jouissance se confondent. Selon l’auteure, « Le toxique est le poison de notre temps ».
Le toxique et la jouissance
En guise d’illustrations, Clotilde Leguil dissèque brillamment quelques références littéraires pour appuyer son propos. Elle se penche notamment sur le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, récit d’une femme mal mariée, qui pour tromper son ennui se perdra dans l’ivresse de l’adultère, jusqu’à la perte de soi. Selon l’auteure, « C’est peut-être le premier personnage féminin de la littérature qui incarne l’amour toxique 4».
Mais c’est avec le premier roman de Robert Musil, écrit en 1906, Les désarrois de l’élève Törless que l’auteure déploie une étude clinique fouillée sur les soubassements de la jouissance liée à une expérience toxique.
Ce roman, un des premiers récits de harcèlement scolaire, décrit la mécanique d’un déchaînement de la pulsion sadique dans un pensionnat militaire. A partir du vol d’un des pensionnaires, deux leaders du groupe de garçons découvrent qu’il vole de l’argent. Au lieu de le dénoncer au chef d’établissement, ils décident de le soumette à un chantage : « On se taira, à condition que tu exécutes tout ce qu’on te dira de faire ».
Ce pacte marque le début d’un déferlement de cruauté sadique où il devient le bouc émissaire de ses camarades. Or ces deux- là entraînent avec eux dans leur sillage Törless, personnage principal du récit, qui fera figure de témoin silencieux.
Dès lors, il assiste à toutes les punitions que ses camarades infligent à leur victime dans le grenier du pensionnat, à l’abri des regards. Aussi, ne peut-il se dérober à ces scènes sadiques sous peine d’être puni lui-même. Ce récit nous met en présence de ce qu’on appelle aujourd’hui une « mécanique de l’emprise ». Dès lors, à la façon d’une machine qui s’emballe, Törless va se perdre dans cette expérience sadique.
Pourquoi n’a- t-il pas su dire non ? se demande Clotilde Leguil. Devant les scènes de sévices, convoqué à titre de témoin silencieux, il se fait complice de ces exactions. Cependant, si dans un premier temps il en ressent de la répulsion, il en éprouve également un émoi. A tel point qu’il ne sait plus s’il en souffre ou s’il en jouit.
Néanmoins, on peut se demander ce qui peut faire limite à ce déchainement sadique, à cette manifestation de la pulsion de mort. L’auteure avance que : « C’est le dégoût éprouvé en son corps pour cette jouissance obscène, qui vient poser une limite. 5» Il arrive un moment où Törless ne peut plus supporter cet excès de cruauté ; il commence à vaciller et se révolte enfin contre ceux qui commandent de faire le mal au nom du bien.
Au final, le point d’arrêt à cette expérience toxique viendra de l’angoisse que ressent Törless, affect que ses camarades ignorent. Törless « …pourra saisir qu’il y a danger de basculer dans une barbarie qui l’abolirait lui-même comme être de désir.6 »
On peut alors se demander, avec l’auteure s’il existe un remède, un contrepoison à cette étrange substance de la jouissance qui vient empoisonner notre rapport à la vie.
La seule réponse qui vaille pour contrer le poison de la jouissance, c’est le désir qui seul peut faire limite « à cette chose insondable, entre douleur et plaisir mystérieux, qu’est le toxique7 »
Aussi ce livre offre t’-il une ouverture vers d’autres interrogations à explorer, face à un réel qui nous dépasse. Il rencontre une question contemporaine sur les effets de la pulsion de mort dans nos vies et sur la capacité du sujet à la transformer, c’est-à-dire à ne pas lui succomber.