Les sites de rencontres ou l’amour en quelques clics?
“ À force de t’avoir aimée pour ce que tu n’étais pas, j’ai appris à te chérir pour ce que tu es. “
François Mauriac
Virtuelles ré-jouissances
Il y a quelques années, on a pu voir, affichés sur les quais du métro, sur un fond de flore tropicale aux tons violacés, un homme tombant dans un caddie, poussé par une femme. Aucune légende, ni texte pour cette campagne de publicité pour le site de rencontre AdopteUnMec. Le message est pourtant clair : “ Bienvenue dans l’illusion consommatoire, qui laisse penser qu’un homme (ou une femme ) pourrait être choisi comme un fromage dans un hypermarché”[1]. A la différence près qu’un homme “ ne peut être ajouté à sa vie sans rien y changer”[2].
Apparus aux Etats- Unis au milieu des années 1990, les sites de rencontres (Meetic, OkCupid, Grindr, Happn, Match, Tinder, Bumble…) et autres applis font aujourd’hui partie du quotidien de millions de français. Ces plates-formes de rencontres facilitent l’appariement de partenaires amoureux ou sexuels. Ils succèdent aux agences matrimoniales, aux petites annonces et au “ Minitel rose”, véritable “ancêtre” en France, des sites de rencontres numériques qui restaient néanmoins des pratiques marginales, stigmatisées, jamais rentrées dans les moeurs. Aujourd’hui, ces sites se sont banalisés et rencontrent un succès inédit et grandissant tant chez les jeunes que chez les moins jeunes. Pour ces derniers, ils sont utilisés principalement pour des deuxièmes unions, une remise en couple après un divorce, une rupture ou un deuil. Ce phénomène de société ne laisse pas insensible les médias ni le débat public qui lui, s’insurge contre cette “marchandisation utilitariste de l’amour ” ( Alain Badiou) , qui reflète selon certains une mutation de l’amour moderne en véritable hypermarché des “désirs en déroute ”. Comment interroger un phénomène nouveau, populaire sans tomber dans une nostalgie du ” jadis et naguère ” où “c’était mieux avant “ , quand les “ vrais gens ” se rencontraient dans les bals, les boîtes de nuit, dans la rue, au café, au bureau. La révolution numérique a créé une nouvelle forme de “privatisation de la sociabilité affective et sexuelle ” [3] qu’il s’agit d’éclairer, sans toutefois la juger. Des sociologues comme Marie Bergström, Jean-Claude Kaufmann ou Eva Illouz ont apporté leur contribution à travers des ouvrages très documentés sur la question.
A l’heure de l’amour en ligne, que peut dire la psychanalyse sur la nouvelle géographie des relations d’amour qui, selon Freud, procurent aux humains “ les plus fortes expériences vécues de satisfaction “[4]. L’amour constitue aussi la voie où l’on “ se rend, de la manière la plus problématique, dépendant d’un morceau du monde extérieur, à savoir de l’objet d’amour choisi “[5], et que donc l’on “ s’expose à la plus forte des souffrances, si l’on est dédaigné par lui ou si on le perd “[6]. Cette florissante pratique virtuelle relance la sempiternelle question de la quête d’amour où chacun “navigue” à vue, dans l’espoir de trouver une ” terre d’accueil ”, éphémère ou durable.
La Bovary moderne
Pourquoi un homme ou une femme s’assoient devant un écran d’ordinateur pour “ naviguer” sur différents sites à la recherche d’un “ profil “ sur lequel “ flasher “ ? En un “ clic” on pratique le “ tri sélectif “ ou bien c’est le “déclic” ou bien on “ next “ le candidat à l’amour dont l’image, l’âge, la présentation, les goûts, la profession, l’orthographe peuvent à l’occasion être disqualifiante. Par ailleurs, sous couvert d’anonymat, cet autre change sans cesse de nom, se présente souvent sous un pseudonyme devenant dès lors “ n’importe qui“ alors qu’il s’agit de rencontrer “ quelqu’un ”. Ainsi, cette femme qui part à la recherche d’un autre supposé “ aimable” , “ quelqu’un de sérieux “ ne souhaite- t’ – elle pas être reconnue comme la seule, l’unique et pas comme “n’importe laquelle” ? Pourtant, sur ces sites elle est une parmi tant d’autres, “ choisie sur profil ” et évaluée comme un bien de consommation courante. Le “pousse- à- l’adultère” n’est pas en reste, puisque des sites comme Gleeden, Ashley Madison, Infidélia proposent des rencontres extra-conjugales. “ L’adultère pour tous ” selon le bon mot du journaliste Christian Roudault, serait devenu en quelque sorte un “hobby” sans “ risques”. Prendre un amant n’est plus une affaire dérangeante puisque comme le disent les slogans publicitaires : “ Tout le monde peut se tromper. Surtout maintenant » . L’affaire ne semble pas très sérieuse, puisque “ Être fidèle à deux hommes, c’est être deux fois plus fidèle “, comme si l’adultère était une activité comme une autre, vite consommée, vite oubliée. Ce nouvel amant moderne que l’on “ répudie” après consommation ne ressemble plus à l’ancien amant qui faisait rêver à d’autres possibles et dont la brûlure du manque faisait vivre mille morts. Dorénavant, la Bovary moderne s’habille en Prada et son amant n’est qu’un accessoire de plus à sa panoplie de gadgets. Elle met le cap au pays d’internet, pour chercher le désir d’un autre désir sous les traits d’un bel inconnu.
“ Que veut la femme ? “
Les “ profils ” ou “ fiche-produit” qui défilent ne sont-ils pas autant de masques qu’une femme peut revêtir pour singer ce que désire un homme : sourire, maquillage, bronzage, décolleté, douceur, froideur ou vêtements correspondent aux semblants de la femme? De cette façon, elle s’exécute, prend la pose et camoufle son désir pour s’adapter en fonction du désir de l’Autre. Mais qui recherche quoi sur la toile? L’amour, l’ “âme soeur ”, du sexe, une évasion, une distraction, un remède contre la solitude ? La plupart du temps, ces “rencontres en série” s’avèrent éphémères et volatiles comme si le cumul, l’abondance des possibles, le zapping et l’excès favorisaient le libertinage et le vagabondage virtuels, facilités par une hyper-connexion que l’on peut rompre à volonté. Du reste, ce mode de rencontre est souvent préféré chez certains sujets qui ont peur d’essuyer des refus, de “ prendre des râteaux”, comme dans la “ vraie vie ”. Hélas, les rejets, les lapins, le “ghosting ”[7], sont encore plus nombreux et violents à distance. Ne vivons – nous pas à l’époque du partenaire “jetable” et de l’amour “ liquide[8] “?
L’intimité immédiate de la rencontre virtuelle donne prise à l’illusion “ amoureuse ”, puisque tant que l’autre n’est pas vu ni rencontré, le fantasme, la fascination imaginaire peuvent gambader librement. L’affaire risque de se corser lors de la rencontre en chair et en os, où la réalité peut apporter un démenti à “ la magie virtuelle ” , comme chez cette patiente qui, après de nombreux échanges, écrits enflammés, était persuadée d’avoir enfin trouvé ”l’homme de sa vie ” . Le “ prince” cependant s’est transformé en “ crapaud ” et, une fois devant lui, ce n’était plus ça. Elle a repéré “ le détail qui tue” et pris la fuite après le premier verre. Elle n’a de cesse de toiser les hommes, les comparer, les observer, les critiquer, les évaluer. Elle traque sans relâche le moindre manque, défaut, faille qu’elle finit bien sûr par trouver. Elle trouve des partenaires sexuels, mais le miracle de l’amour reste hors de portée. La rencontre n’a pas eu lieu. Ces sites de rencontres qui proposent de vous appareiller à la personne qui vous convient, c’est-à-dire qui vous ressemble ne disent pas qu’il ne suffit pas de se ressembler pour s’assembler. Qui dit que rencontre “ signifie trouvaille exacte de la complétude, que tout rapport doit être harmonieux et heureux.? Une fréquentation même légère du solfège enseignerait aux tenants de cette erreur que toute harmonie n’est pas harmonieuse[9] “ .
Ces sites de rencontres ont beau faire la “ propagande “ de l’amour, aucun logiciel ne pourra “ jamais surmonter l’inconscient qui gouverne la vie amoureuse de chacun à travers son fantasme[10]”.
Nous laisserons le mot de la fin au sociologue Zygmunt Bauman qui écrit dans L’amour liquide : “ Personne n’affirme qu’il est facile de transformer les gens en partenaires-de-destin; mais il n’est pas d’autre solution qu’essayer, encore, et encore, et encore ”.
[1] Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour. Les nouvelles clés des rencontres amoureuses, Le livre de poche, Paris, 2010, p. 18
[2] Ibid, p.18
[3] Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte, 2019.
[4] S.Freud, Malaise dans la civilisation, Petite Bibliothèque , Ed Payot et Rivages, Paris, 2010.
[5] Ibid
[6] Ibid
[7] Le « ghosting » est l’art de quitter sans aucune explication. C’est faire le mort : pas d’appels, pas de mails, pas de sms… « Ghosting » est un terme apparu récemment, du mot anglais « ghost » qui veut dire fantôme. Il y a donc bien une idée de mort qui plane dans tout ça : faire le mort, le fantôme…
[8] Bauman Zygmunt, L’amour liquide – De la fragilité des liens entre les hommes, Hachette Pluriel, Paris, 2010.
[9] Michel Schneider, Lacan : les années fauve, PUF, 2010, coll. « Fil rouge ».
[10] Sonia Chiriaco, Variations sur l’amour, article disponible sur le net.
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