JEAN-JACQUES TYSZLER / A PROPOS DE « LES HOMMES, LEURS AMOURS ET LEURS SEXUALITÉS » DE PATRICK DE NEUTER
Disons-le d’emblée : le livre de Patrick de Neuter s’ouvre sur l’heureuse surprise de la lecture renouvelée par le Mythe des amours et des désirs, de ce que nous nommons « couple » comme une évidence sociologique et psychologique.
L’essai n’est pas que riche des Grands Récits et de l’examen de leur métamorphose dans l’inconscient, il s’appuie toujours sur des traits de la clinique, des patientes et des patients qui font la vie du praticien et l’obligent à rester modeste dans toute généralisation et à éviter les conclusions hâtives.
Ne cachons pas l’absence non expliquée par l’auteur de thèmes que le lecteur pense trouver sous le titre prometteur : les homosexualités, le débat genre/identité, la trans- identité… le « poly-amour » est traité succinctement.
Patrick de Neuter suggère tout au long de son ouvrage que la psychanalyse ne s’est pas toujours honorée pour aborder la sexualité humaine et que l’aphorisme Lacanien bien connu « ne pas céder sur son désir » fait trop souvent le lit des interprétations les plus douteuses avec paradoxalement des positions, parfois chez certains, quasi réactionnaires vis à vis des mutations qui dérangent l’ordre social.
Sur tous ces sujets brûlants une suite est à coup sûr nécessaire, mais ne gâchons pas notre plaisir avec ce premier volume qui nous « enlève » et nous éloigne de nos contrées communes.
Tout commence avec Europe séduite par un superbe taureau blond « presque humain », qui n’est autre que Zeus qui s’unit à elle, une fois son apparence retrouvée…
Une cinquantaine d’autres déesses ou mortelles furent des femmes aimées, rendues mère par Zeus puis abandonnées.
Sous les mots de séduction, de ruse, de tromperie, d’infidélité, surgit le signifiant freudien crucial et central du fantasme : le scénario étriqué qui fixe de manière répétitive et stéréotypée la vie érotique de tout sujet.
L’écriture psychanalytique du fantasme relie l’intime et le social, c’est-à-dire le « fétichisme » propre à chacun et chacune et les discours sociaux dominants figeant l’ordre et la valeur des choses. Sans que l’on s’en aperçoive immédiatement, mais le mythe transculturel du taureau nous le rappelle, le fantasme construit la dialectique entre relation d’objet et narcissisme, les deux piliers freudiens.
Ces deux pôles fondamentaux toujours combinés sont très cliniquement expliqués par Lacan dans le « Mythe individuel du névrosé ».
Et Lacan de conclure sur ce que Patrick de Neuter refait surgir : « Eh bien ! À chaque fois que le névrosé réussit, ou tend à réussir, l’assomption de son propre rôle, à chaque fois qu’il devient en quelque sorte identique à lui-même, et s’assure du bien-fondé de sa propre manifestation dans son contexte social déterminé, l’objet, le partenaire sexuel, se dédouble… Ce qui est très frappant dans la psychologie du névrosé — il suffit d’entrer, non plus dans le fantasme, mais dans la vie réelle du sujet, pour le toucher du doigt — c’est l’aura d’annulation qui entoure le plus familièrement le partenaire sexuel qui a pour lui le plus de réalité, qui lui est le plus proche, avec lequel il a en général les liens les plus légitimes, qu’il s’agisse d’une liaison ou d’un mariage… ».
Les remarques très précises de Lacan qui suivent côté fantasme ou narcissisme s’accordent toujours selon lui au regard d’une fonction symbolique paternelle défaillante.
C’est à cet endroit pivot de toute la théorie psychanalytique que le propos de Patrick de Neuter est à bien entendre : Zeus est en effet un père à la fois symboligène et incestueux !
Nous en voyons mieux aujourd’hui toutes les conséquences, leur lot de scandales refoulés. Zeus est habité d’un désir irrépressible pour son arrière-arrière-petite-fille !
Nous partageons le dire simple et décisif de l’auteur : « la clinique nous enseigne aussi que c’est parfois la mère qui sauve son enfant des griffes du désir inadéquat de son père ».
Il est temps que la psychanalyse revisite des axiomes par trop patriarcaux.
Plusieurs chapitres déclinent ensuite toute la psychopathologie du dit « couple » : la promesse d’un enfant, le midi de la vie et son démon, les avatars de la vie sexuelle au gré des saisons de la vie, la différence d’âge… le fantasme d’immortalité.
La fin de l’ouvrage revient sur le mythe fondateur et la thématique de l’enlèvement, du rapt, signifiants qui amènent vers d’autres significations moins romanesques.
L’auteur souligne que l’usage actuel distingue l’enlèvement consenti, l’enlèvement par séduction et l’enlèvement par violence.
Ce thème se retrouve dans de nombreux mythes de la Grèce et de la Rome antiques mais aussi dans bien d’autres cultures et donne raison à Freud quand il prévient que « La sexualité de la plupart des hommes contient des éléments d’agression, soit une tendance à vouloir maîtriser l’objet sexuel… (in Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905.
Du rapt au viol, il n’y a qu’un pas et nous abordons ici la partie du fantasme directement lié à notre vie sociale et collective.
La psychanalyse se doit de recevoir ce mouvement de fond qui secoue ce chaudron pulsionnel ancestral si peu civilisé : les mouvements féministes, dans leur diversité, nous obligent ; il est nécessaire de laisser place à des lectures féminines de ces fantasmes de fondation, il est urgent de revisiter une doctrine psychanalytique par trop “phallo-centrée”, sans tout jeter avec l’eau du bain néanmoins.
Patrick de Neuter rappelle qu’en 2019, 121 Françaises ont été tuées par leur conjoint ou ex- compagnon, la Belgique n’est pas en reste.
Concluons cette note de lecture par le fil qui nous a beaucoup plu et qui donne un style chaleureux tout au long de l’ouvrage : Patrick de Neuter laisse entendre qu’il n’est pas en position de surplomb, dans la dissymétrie si chère aux analystes, sur toutes ces occurrences de l’amour et du désir.
Il est, selon nous, bien d’avantage Mitmensch, comme disait Freud, l’Homme avec, celui qui partage et endosse l’étendue des questions et le chemin qui reste à parcourir.
Gageons que ce livre sera mis à profit pour non seulement s’enrichir et débattre mais pour bousculer un peu notre praxis.